Ceci n'est pas à proprement parler un « journal », et je ne sais s'il est « spirituel ». Ce n'est qu'un recueil simple et sincère de ce que j'ai vécu intérieurement. Je suis peu enclin à écrire des journaux ; je préfère méditer, sentir profondément, et prier le Seigneur. Je n'ai pas écrit durant les cent vingt-six jours de captivité, et, l'eussé-je fait, tout aurait été perdu ou brûlé par les explosions et la destruction de l'action armée du 22 avril. Je n'ai même pas pu récupérer le calice avec lequel je disais la messe ! J'écris aujourd'hui parce qu'on me le demande, et en action de grâce.

Lundi 16 décembre 1996


Avant de me coucher dans ma maison de la paroisse de Fâtima, je parcours mon agenda pour le jour suivant. Mes quatre-vingts élèves des deux sections d'Economie II passent leur examen final ; j'ai déjà préparé dans mon PC les questions, longues et précises, à « choix multiple ». Dans la matinée, il faudra que je reçoive diverses personnes et que je passe quelques coups de fil pour avancer la publication des exposés des deux derniers InterCampus. Le soir, j'ai trois choses : le concert de la cathédrale à l'aimable invitation de monsieur le maire, la réception à l'ambassade du lapon pour le jour de l'Empereur, et une session à l'université. Cela, je ne peux m'en passer. Je suis très peiné de ne pouvoir assister au concert de Noël ; comme saint Ignace, j'aime la musique. Mais je dois aller à la réception de l'ambassadeur Aoki, à cause des travaux que nous faisons sur les économies de l'Asie-Padfique ; là, je dois saluer diplomates, grands patrons, politiciens et fonctionnaires d'organisations internationales ; ce sont des gens à l'agenda très chargé, et c'est parfois en parlant quelques minutes avec eux dans ce genre de brèves réunions que l'on peut trouver des projets importants pour l'université et le pays.

Mardi 17 décembre


Je n'en reviens pas. Je suis en vie mais captif, avec des centaines d'aunes. Il n'y a déjà plus de rafales de mitraillettes. Il doit eue près de minuit. En silence, dans l'obscurité, assis par tene dans une pièce du deuxième étage les jambes serrées, avec plus de ttente personnes pouvant à peine respirer : un MRTA, une mitraillette à la main, a fermé les rideaux de la fenêtre ; une contre-attaque immédiate de l'extérieur est possible. J'essaie de prier, seul, malgré l'absurdité de la situation : « Seigneur, Tu es toujours près de nous, mais comme tu semblés t'éloigner quand les eues humains font de pareilles folies ! » J'écoute la respiration de mes compagnons, quelques doux ronflements, mais beaucoup doivent eue éveillés, à penser à leurs familles, au pays, et à maîtriser avec sérénité leur stupeur et leur angoisse. « Seigneur, puissions nous voir lever le jour, puissions-nous êtte en vie ! »

Mercredi 18 décembre


Dans l'entassement général, les otages se déplacent dans la maison, s'encourageant mutuellement. Je remarque que les gens qui me connaissent me voient à présent comme ce que je suis : un prêtte, en plus d'un ami et d'un universitaire. Certains me demandent de se confesser. Les menaces du MRTA de commencer les exécutions à midi ne sont pas suivies d'effet, et le gouvernement maintient toujours le silence.

Jeudi 19 décembre


Les conditions physiques sont quasi insoutenables : nous n'avons ni espace, ni lumière, ni eau, et presque pas de nourriture. Ils commencent à en libérer quelques-uns, surtout pour motif de santé. Je vois le père Lucho Martfnez qui avance vers moi avec difficulté, me cherchant ; nous sommes à deux mettes l'un de l'autre et il ne me reconnaît pas. Quand je l'arrête il me dit qu'il a perdu ses lentilles de contact et qu'on lui offre de le laisser en liberté, .mais lui doute, car il préférerait rester. Je lui réponds qu'il n'en est pas question, qu'il est très diminué, qu'il profite de cette chance que Dieu lui donne et que nous sortirons tous bientôt, dans trois ou quatre jours tout au plus. (J'ai su par la suite qu'après avoir récupéré sa capadté de voir, il a insisté pour revenir à la résidence mais la police ne le lui a pas permis ; son travail pastoral se tourna alors vers les familles des otages.) Ceux qui restent enfermés commencent à comprendre la complexité de la situation, unis dans l'espérance

Vendredi 20 décembre


J'ai de la tristesse mais aussi de la colère au fond de moi. Jusqu'à quand cela va-t-il durer ? Pourquoi nous privent-ils de notte liberté ? Pourquoi menacent-ils nos vies de façon aussi abusive ? Avec mes compagnons de captivité, j'essaie d'afficher sérénité et bon esprit et nous prions ensemble de leur propre initiative Je vois de beaux gestes de solidarité et de camaraderie alors que nous commençons à nous organiser pour les tâches les plus élémentaires d'ordre et de propreté, et pour répartir les aliments qu'apporte enfin la Croix-Rouge. Aujourd'hui, ils ont libéré trente-huit otages, et j'ai pu écrire sur des petits papiers qudques mots à mes frères, à ma communauté et à l'université, afin de les tranquilliser tous. Eue privé de communications est bien pénible et irritant. Incroyable : déjà trois jours que nous sommes prisonniers de personnes qui, si elles ne nous frappent pas physiquement ne nous menacent pas moins de leurs mitraillettes et explosifs. Noël approche Une idée commence à m'inquiéter intérieurement : si demain ou après-demain ils me disent que je peux aller en liberté, je m'en vais ou je reste ? Ce n'est pas très dair dans mon esprit. J'ai beau demander au Seigneur de me donner la lumière de m'aider, je suis dans une totale obscurité, et j'éprouve tristesse dégoût et peur. Jésus dans son agonie au Jardin des Oliviers dut éprouver qudque chose de semblable J'ai peur de mourir, ou d'être mutilé. Entouré et serré par des centaines d'hommes qui doivent aussi souffrir au fond d'eux-mêmes, je crois que chacun vit sa propre angoisse et se sent très seul, en même temps qu'il essaie de se donner du courage et d'encourager les autres. le suis un prêtre jésuite, et à voir la possibilité de mourir aussi proche, je reconnais, avec honte et peine, qu'il m'en coûte d'avoir l'indifférence qu'Ignace nous demande au début des Exercices : santé ou maladie vie longue ou courte.. Dans la plus totale désolation, je demande au Seigneur et à la Vierge de m'aider. Je crois que cda faisait de nombreuses années que je n'avais pas prié ainsi, avec une telle intensité et dans une telle obscurité.

Samedi 21 décembre


Je suis impressionné par la foi et la camaraderie que je vois chez les otages. Combien d'heures ou de jours va encore durer notre captivité ? Quelle sera la volonté de Dieu sur eux et sur moi ? Tout me semble très confus, désespérément douloureux et confus. Ma vie est peut-êtte arrivée à son terme et j'ai de la peine de ne pas en avoir profité comme il le fallait ; et si Dieu permet de me laisser libre avec son aide je pourrais vivre encore dix ou vingt ans, en vivant et travaillant mieux. Mais s'il me laisse captif, je pourrais aider mes compagnons otages en ami et comme prêtte et célébrer avec eux l'eucharistie tous les jours ou peut-êtte les semaines que durera notre siège, jusqu'à mourir ensemble ou être libérés. Mais combien apprécieront vraiment que je reste avec eux ? Ma famille a déjà beaucoup souffert : est-il juste de les faire souffrir davantage ? Mes compagnons jésuites, comment réagiront-ils ? Je crois que la majorité serait favorable à ma décision, mais il me vient que certains penseraient avec bon sens qu'il n'y avait aucune raison de faire ce geste plutôt quichottesque étant donné le peu de prêtres que nous avons et la quantité de travail qu'il y a à effectuer au Pérou. Totale obscurité, et beaucoup de tristesse, de peur, peur de mourir, peur de me tromper. Comme j'aimerais parler quelques minutes avec mon supérieur, avec un frère qui m'aiderait à ttouver la volonté de Dieu ! La nuit je tarde à m'endormir, dans la quasi-impossibilité où je me trouve de m'étirer par terre faute de place et à cause de l'angoisse intérieure. le me rappelle des phrases de l'Evangile et des Exerdces : « Il est nécessaire que le grain de blé tombe et meure.. », mais aussi : « Je vous ai choisis pour que vous alliez et donniez beaucoup de fruit », et il y a fort à faire pour l'Eglise au Pérou. Avant de m'assoupir, je me réconforte en pensant à la promesse que m'a faite M. Minning 1 : la Croix-Rouge va m'apporter tout le nécessaire pour pouvoir faire la messe demain.

Dimanche 22 décembre


Le MRTA a donné son accord à ce que nous ayons la messe Nous avons un calice, assez d'hosties et un peu de vin, un petit missel usagé, et rien d'autre Cest sur les marches de l'escalier, pour que les centaines de personnes d'en haut et d'en bas de la maison puissent tous voir et entendre que je dis la messe la plus émouvante de ma vie Jamais avec autant de vérité, autant de foi, et partagée en compagnie d'hommes avec une barbe de dnq jours et des larmes d'émotion dans les yeux. Chaque réponse chaque amen, est un coup de tonnene Je leur parle du fond du coeur, je leur explique et leur donne l'absolution générale : Jésus Christ vient, et des centaines d'entre eux le reçoivent. Après la bénédiction finale au lieu de : « Allez dans la paix du Christ », je dis : « Demeurons dans la paix du Christ. »
Peu après midi, Cerpa 2 annonce qu'il va y avoir de nombreuses libérations d'otages. J'ai déjà pris ma dédsion pendant la célébration de la messe : s'ils me libèrent je reste Je continue à beaucoup douter : « Quelle est la volonté de Dieu ? » Mais, dans ma faiblesse et mon obscurité, je m'accroche à cette phrase de Jésus : « J'étais prisonnier, et vous m'avez accompagné. » Je resterai avec ceux qui sont encore otages. J'espère que ma famille mes compagnons jésuites, mes amis et élèves de l'université, le comprendront. Très peu de gens, au surplus, finiront peut-êtte un jour par connaître ma dédsion. Mais je reste avec les captifs. La liste qu'ont préparée les MTRA est longue et ils la disent par ordre alphabétique. le vois les visages fermés de ceux qui n'ont pas été nommés, et qui embrassent cependant ceux qui vont être libérés. Arrivé à la lettre W, j'entends mon nom, et dis d'une voix forte : « Je suis prêtre je veux rester avec ceux qui restent id. » Cerpa parait surpris, il y a un silence de quelques secondes, et il dit : « Si vous voulez rester, restez donc. » A ce moment retentit un tonnerre d'applaudissements qui me va droit au coeur, et au milieu des embrassades, j'ai l'impression que c'est Dieu qui m'embrasse Pour la première fois depuis tous ces jours, j'éprouve un peu de consolation et de paix, et dis avec gratitude : « Seigneur, tous les otages sont entre tes mains. »

25 décembre


Nous sommes cent dix-huit et nous avons répété quelques cantiques connus, mais les paroles résonnent différemment, avec beaucoup plus de sens : « Nuit de paix..., nuit d'amour... » Nous pensons beaucoup à nos familles, et j'admire la force et la sérénité de ces hommes qui ont femmes et enfants. La Croix-Rouge nous a apporté du chocolat et deux guitares à travers son aide humanitaire L'envoi de messages commence à s'organiser : une petite page seulement à un parent et qui passe par une double censure celle du MRTA et celle de la police à l'extérieur. Je n'ai pas encore reçu un seul mot de mes compagnons jésuites. Par l'intermédiaire de mon frère Pepe je leur ai écrit : « Cher Adolfo, et chère communauté de Fâtima, je suis très uni à vous tous, plus que jamais. Id, " en mission ", je sens votre appui et vos prières, même si j'ai l'impression me trouver en troisième semaine 3. Je fais simplement ce que n'importe lequel d'entre vous ferait en de telles drconstances, mais bien mieux que moi. Aidez-moi de vos prières. »

1er janvier 1997


Nous commençons une nouvelle année, pleine d'incertitudes, et dans un total isolement, mais nous sentons le Seigneur tout proche. C'est aujourd'hui la fête titulaire de la Compagnie de Jésus. Mes frères jésuites me manquent beaucoup : qui sait si je les reverrai jamais ? Id, nous avons eu une très belle messe à 10 h du matin, avec beaucoup de communions. A midi est venu Mgr Cipriani 4, avec lequel nous avons célébré une nouvelle messe. Il a eu l'amabilité de m'apporter, de la part du père provindal, une étole blanche et un message.

4 janvier


Si, avec ma famille et l'université, j'ai déjà plusieurs fois correspondu, je peux enfin répondre aujourd'hui à mes compagnons jésuites, et leur dire avec quelle joie immense j'ai appris que non seulement ils comprennent que je sois resté comme otage volontaire mais qu'ils m'appuient totalement dans mon travail purement sacerdotal d'aide et de partage. A partir de maintenant, je n'ai plus de doute sur la volonté de Dieu.

7 janvier


Les messages continuent à arriver, et je commence à me rendre compte que de nombreuses, très nombreuses personnes s'intéressent à nous, prient pour nous, nous assurent de leur affection. Il n'y a qu'une chose qui me met un peu mal à l'aise, c'est quand elles se réfèrent à moi et expriment leur « admiration ». Il n'y a là absolument rien d'admirable, car je ne fais qu'accomplir, Dieu aidant mon devoir de prêtre et de Péruvien en la circonstance. Il y a eu aujourd'hui quelques tirs à l'extérieur, mais tous les otages gardent le calme dans la mesure du possible.

10 janvier


De la paroisse de Fâtima et de celle de San Felipe nous sont arrivés quelques chapelets, ainsi que des images du Seigneur de Luren 5 et de la Vierge pour êtte répartis entte les otages qui le désirent. Certains MRTA se sont approchés et m'ont timidement demandé : « On peut nous aussi... ? — Bien entendu ! leur ai-je répondu. Dieu est notre Père à tous. Nous sommes tous ses enfants, et nous devons nous comporter en frères. » La plupart d'entre eux se sont mis un chapelet autour du cou, comme les otages, mais eux pardessus leur gilet pare-balles et leurs grenades qui pendent s u r leurs poitrines.
C'est choquant, mais c'est ainsi, et Dieu seul sait ce qu'il y a dans le coeur de chacun. Je remarque chez eux un respect particulier à mon égard. Ils ont des sentiments religieux mais très peu d'éducation. Deux d'entre eux m'ont dit que je suis le premier prêtre avec lequel ils ont parlé de toute leur vie ; dans leurs contrées, ils voient un père une fois l'an, et de loin. Ces jeunes me font de la peine Je pense que le Pérou les a manques, et l'Eglise de fait, aussi : ils ont fait deux ou trois ans d'école primaire et chaque enfant devrait avoir une primaire complète et accès aux sacrements. Eux, dans la pauvreté et l'isolement n'ont pas eu ces chances. A présent ils sont trompés et fanatisés dans une opération militaire plus que risquée. Comme il y a à faire pour construire une paix véritable au Pérou !

21 janvier


Les otages sont totalement mis en marge des négociations. Nous savons seulement qu'il y a une commission de garants, et cela nous donne l'espoir d'une solution pacifique. Mais les exigences du MRTA, l'inflexibilité du gouvernement et les marches bruyantes de la police autour de la résidence nous inquiètent. Entte otages, nous restons unis dans un bon esprit bien que la tension augmente de jour en jour. Nous organisons des débats, des cours de langues pour lesquels je me propose comme professeur d'« espagnol avancé » à un groupe d'otages japonais, et nous avons aussi des moments de distraction grâce à des jeux de société (cartes, go, dames, échecs, etc.). Mais l'activité commune la plus importante ce sont les cérémonies religieuses, la sainte messe, les chapelets que nous rédtons le soir avec ceux qui le désirent et la brève prière de fin de journée L'ambassadeur Aoki, qui n'est pas catholique et beaucoup d'autres otages japonais, apprédent aussi ces cérémonies. Entte otages se noue une étroite amitié.

2 février


Il y a aujourd'hui trente ans que j'ai prononcé mes derniers voeux de jésuite J'ai fait mon troisième an en France 6 ; j'avais alors trente-quatre ans. La messe est particulièrement émouvante et la chaleureuse affection de mes compagnons de captivité comble, en quelque sorte l'absence de ma famille et de mes frères jésuites. Chaque fête d'un otage, chaque anniversaire, la naissance d'un enfant ou d'un petit-enfant, est l'occasion d'une petite célébration avec limonades (tièdes en cet été si chaud, et sans glaçon car nous n'avons pas l'électricité). A la lumière d'une bougie la nuit je lis et relis avec émotion les lignes que m'a écrites le père général de la Compagnie et les messages des jésuites réunis à Huachipa en janvier. Frère assez mineur, me void dans un exil plutôt majeur.

15 février


Les jours et les semaines passent et nous ne voulons pas perdre l'espoir d'une solution rapide, padfique et juste. Les otages sont ttès encouragés par l'appui moral qu'ils ressentent de l'extérieur, du Pérou et du monde entier. Lorsqu'au début de la messe nous chantons : « Unis comme des frères, membres d'une Eglise nous marchons à la rencontre du Seigneur », je leur fais remarquer que nous sommes Eglise, une parcelle de l'Eglise qui souffre comme tant d'autres qui, elles, souffrent de la faim et de la discrimination. Réconfortés par les dédarations de notre Conférence épiscopale et par les lettres de certains évêques du Pérou et du monde entier (comme l'archevêque de Fribourg), des mouvements de jeunesse, des paroisses, des communautés religieuses, avec foi et tendresse. M'a aussi touché le prix national des Droits de l'Homme 1996 pour le Pérou, qui m'a été décerné. Il y a déjà plusieurs jours, lors d'une de ses visites, Mgr Cipriani, souriant à moitié, m'a dit : « Je ne sais si je dois te félidter... — Pour quoi ? lui ai-je demandé. — Pour le prix que va te décerner cette coordination des droits de l'homme » Bien que je ne croie pas avoir mérité ce prix, je l'appréde à sa juste valeur, en pensant que nous devons faire un effort, en tant que membres de l'Eglise et de la société civile pour tenter d'éliminer tout abus et toute injustice Les otages m'ont félidté quand ils ont appris la nouvelle par la radio à piles ; Cerpa lui-même et « El Arabe » m'ont serré la main, en me disant : « Nous savions bien, Père, que vous êtes, comme nous, en faveur de la justice. — En faveur de la justice, oui, mais pas comme vous, leur ai-je dairement répliqué. Nous devons lutter pour la justice et pour la paix, en respectant chaque personne sa liberté et sa vie. — Nous avons des stratégies différentes », ont-ils condu.

28 février


Encore un mois, et rien. Je remarque chez tous mes compagnons de captivité et en moi-même l'usure de la tension prolongée, la souffrance des familles, la préoccupation du pays. L'admirable est qu'entre nous il ne se soit pas produit le moindre conflit, pas la moindre division. La foi et l'amitié partagées par tous nous font dépasser les grandes incommodités de chaque jour et de chaque nuit rongeurs indus, et surtout la souffrance intérieure et générale à nous voir dans cette situation injuste et dans l'incapacité de faire quoi que ce soit pour la résoudre.


6 mars


Est-on en train de construire un tunnel sous la résidence ? Va-t-il y avoir une incursion à feu et à sang ? Le MRTA et le gouvernement ne commencent-ils pas à avoir des « réunions préliminaires » ? Nous autres otages ne comprenons rien mais savons que tout est possible, et que nos vies sont en danger. Le MRTA nous fait tous monter au deuxième étage pour dormir, même si, dans la journée, nous pouvons nous déplacer avec une relative liberté dans la maison, mais toujours sous surveillance. Entte otages, nous voyons bien que ce sont non seulement nos vies mais tout un lent et diffidle processus de vraie padfication du pays qui sont en péril. Sans communication, il ne nous reste plus qu'à attendre prier et nous proposer, si nous en sortons vivants, de travailler à favoriser l'union de tous les Péruviens.

20 mars


La Semaine sainte approche. Mgr Cipriani, qui insiste avec une grande détermination pour ttouver une solution padfique, se montre optimiste et tâche de nous donner de l'espoir. Beaucoup d'otages, dont je suis bien entendu, le remerdent pour ses efforts, mais ne peuvent s'empêcher de se demander s'il a une vision correcte du problème s'il perçoit les difficultés dans toute leur ampleur, tant du côté du gouvernement que du côté du MRTA. Il nous répond de ne pas nous creuser la tête car il a la solution, et d'avoir la foi.

28 mars


Vendredi saint. Hier, nous avons eu une eucharistie exceptionnelle et aujourd'hui la cérémonie d'adoration de la Croix Les MRTA, toujours aussi inflexibles pour atteindre les objectifs de leur opération militaire ont cessé leurs harangues quotidiennes et m'ont demandé d'assister, respectueusement à l'écart, à cette cérémonie Avant que nous n'embrassions tous le crucifix, j'aborde trois points dans mon sermon : qu'a fait Dieu pour nous, qu'avons-nous fait et que devons-nous faire pour Lui ? Nous avons alors prié le Seigneur pour nous, pour le Pérou et pour la paix.

15 avril


Déjà cent jours de captivité et bientôt quatre mois sans pouvoir sortir de ces murs qui nous oppressent. Je n'aurais jamais cru que ce serait aussi dur de perdre la liberté, et c'est la première chose que met Ignace dans l'oblation du « Prenez, Seigneur, et recevez ». Au Seigneur, je demande de m'aider pour pouvoir aider les autres. Les alternatives sont soit une attente indéfinie désespérante soit une fin violente. Cerpa nous donne l'impression d'avoir un peu relâché les précautions militaires, mais aujourd'hui il a insisté pour la énième fois sur le fait que « s'il y a une attaque armée de l'extérieur, personne n'en sortira vivant ». « Vous êtes le seul qui peut s'en aller quand il le voudra — me dit-il en me désignant devant tous les otages —, mais vous savez que si vous restez et qu'il y a une attaque, nous mourrons tous. »

18 avril


Aujourd'hui, j'ai soixante-dnq ans, j'entre dans le troisième âge d'une façon que je n'aurais jamais imaginé. Mais je rends grâce à Dieu d'avoir précisément disposé les choses ainsi, et de m'aider à aider les auttes. Il y a eu un « happy birthday » et des félidtations de la part de tous les otages. A dix heures du matin, Cerpa m'a appelé au rez-de-chaussée : « Nous sommes tous là rassemblés, sauf trois qui sont de service [à garder en haut]. Aujourd'hui, c'est votre anniversaire et quelles que soient nos divergences, nous voudrions vous exprimer notre respect et toutes nos félidtations. — Commandant, lui ai-je répondu, malgré nos sérieuses divergences, je voudrais, quant à moi, vous exprimer ma reconnaissance et vous dire id, une fois de plus et devant tout le monde que si je suis resté pour aider les auttes en ami et comme prêtre, je l'ai fait pour vous aider vous aussi, si vous le voulez, car pour moi vous êtes des personnes, des Péruviens, des frères. — Santé ! » Nous trinquons avec des petits verres en plastique remplis de coca-cola, tandis que je leur serre la main l'un après l'autre. En remontant dans le coin de ma chambre en silence, je recommande à Dieu mes quatorze frères si tragiquement trompés ; je les recommande à Dieu et à la Vierge, sans oublier les soixante-et-onze otages et moi-même.

22 avril


Me voici de nouveau dans ma chambre à Fâtima, après cent vingt-six jours. Je ne peux pas encore croire que je ne sois pas mort cet après-midi. Je me suis rasé, baigné avec de l'eau chaude et savonné plusieurs fois. Mais j'ai des marques au coeur et dans l'âme que je porterai à jamais. La joie d'embrasser ma famille, mes compagnons jésuites, mes amis, n'efface pas ma peine pour les dix-sept qui sont morts 7, et pour le processus de véritable padfication qu'il y a encore à effectuer. Que le souvenir de ceux qui ont perdu la vie nous encourage à lutter pour la justice et pour la paix au Pérou.



1. Représentant de la Croix-Rouge au Pérou, qui, d'otage, a vite joué un rôle d'intermédiaire entre les terroristes et la police. Courant mars, soupçonné d'être en collusion avec les terroristes, il sera expulsé du pays.
2. Nestor Cerpa était non seulement le numéro 1 du MRTA mais le chef du commando.
3. Semaine des Exercices spirituels consacrée à la contemplation de la Passion.
4. Membre de l'Opus Dei et ami personnel du président Fujimori, l'évêque d'Ayacucho à l'époque (depuis peu archevêque de Lima) a très vite été le principal médiateur entre le gouvernement et les preneurs d'otages
5. Christ vénéré dans la région sud du Pérou (Ica) et réputé venir en aide aux cas désespérés.
6. Le père Wicht avait complété ses études en sociologie i Lille (cf. La Croix, 27 décembre 1996, p 6)
7. Ouue les quatorze terronstes, un otage, victime d'une hémorragie, et deux militaires ont péri