«Nom / Occupation / Type de relation. » C'est habituellement dans cet ordre que se posent les questions relatives au père.
  • « Nom du père ». L'information est accessible à tous. Elle relève du domaine public en quelque sorte, même si elle n'apporte rien à la connaissance de quelqu'un, à moins que le nom du père ne soit célèbre, en positif ou en négatif. Jusqu'à la fin de sa vie, celle-ci dût-elle s'étirer jusqu'à cent ans, une personne devra continuer de remplir les casiers et les pointillés prévus pour le nom du père en d'innombrables formulaires, y compris ceux que d'autres auront déjà remplis ou rempliront pour elle, depuis l'acte de naissance jusqu'au registre des décès. Et cette donnée restera disponible pour la postérité, aussi longtemps que les documents d'archives et les listes généalogiques.
  • « Fonction » ou « occupation du père ». Cette information est moins fréquente et dit déjà davantage sur quelqu'un, dans la mesure où l'origine et la classe sociale permettent de mieux situer et comprendre une personne. « Qu'est-ce qu'il fait, ton père ?» Le plus souvent, à moins que les circonstances ou les conversations n'y mènent directement, on ne risquera la question qu'après un certain temps, tant elle s'accompagne du sentiment de pénétrer davantage dans la vie personnelle de quelqu'un.
  • « Type de relation au père ». « Comment est-il, comment était-il, ton père ? Absent, présent ? Distant, proche, autoritaire, familier ? As-tu été marqué par lui ? » Jamais, en dehors d'un cadre professionnel, on ne posera ces questions, tant elles touchent de près la zone de l'identité et de l'intimité personnelle. Par contre, une fois instaurée une relation d'amitié ou de proximité avec une personne, il peut arriver que l'on soit informé du type de relation qu'elle entretient ou a entretenu avec son père, sans même rien savoir du nom ou de l'occupation de ce dernier.
  • « Jésus et son père ». S'il s'agit de celui que l'on croyait eue son père humain, les récits évangéliques ne révèlent guère plus que le nom et l'occupation : « Il était, à ce que l'on croyait, fils de Joseph » (Le 3,23) ; « celui-là n'est-il pas le fils du charpentier ? » (Mt 13,55). Sur la relation qui exista entre les deux, les témoignages restent muets. Pas même le souvenir d'une parole échangée entre le fils et son père, si ce n'est celle de l'enfant de douze ans signifiant déjà à ses parents que son appel doit le conduire ailleurs : « Ne saviez-vous pas qu'il me faut être chez mon Père ? » {Le 2,49).
Mais, par rapport à ce dernier, les choses se présentent tout autrement. Jésus, sa vie, son activité, sa prière, ses priorités, sont incompréhensibles sans référence à celui qu'il désigne comme son Père.
Assurément, l'écho s'en trouve inégalement réparti selon les témoignages. Alors que Marc ne se souvient que de quatre occasions où Jésus parle de ou à Dieu en le désignant comme Père, chez Jean les occurrences en ce sens dépassent la centaine. Sans doute avons-nous là le reflet amplifié d'un usage dont le Pater, notamment, assure qu'il fut bien celui de Jésus. « Père, que soit sanctifié ton nom, que vienne ton Règne » : à partir de l'adresse et des deux premières demandes communes à Matthieu (6,9-10) et Luc (11,2), on peut arriver à retracer quelques dimensions fondamentales de la relation unique qui unissait Jésus à son Père.

La relation avant le nom et la fonction


Dans la prière de Jésus, la sienne comme celle qu'il enseigne aux siens, l'étonnant — auquel l'habitude nous a rendus insensibles —, c'est précisément que la désignation de Père s'y présente en premier. Là-dessus, les témoins sont unanimes, y compris Marc, le seul par surcroît à rapporter dans la langue même de Jésus ce qui fut sans doute sa façon habituelle de s'adresser à Dieu : « Abba » (« papa »).
Dans la suite du Pater, la première demande parlera du nom de Dieu (« Que ton nom soit sanctifié »), tandis que la suivante parlera de sa fonction royale, de son « occupation », pour ainsi dire (« Que ton Règne vienne »). Le nom et la fonction : dans la proclamation en laquelle se condense tout le message de Jésus, ce sont eux qui passent en premier : « Le Règne de Dieu s'est approché. » Le nom est donc ici celui de « Dieu », et sa fonction, dont Jésus parle de façon imagée, est celle d'un roi, comme le représentaient déjà à l'occasion psaumes et prophètes : « Dieu règne, vêtu de majesté » {Ps 93,1) ; « Qu'ils sont beaux, les pieds du messager de bonnes nouvelles, qui dit à Sion : "Ton Dieu règne" » (Is 52,7). Mais avant le nom et la fonction, c'est de la relation de Jésus à Dieu que le Pater nous instruit : « Quand vous prierez, vous direz : "Père / Que ton Nom soit sanctifié / Que ton Règne vienne." »
Si le Pater se référait d'abord au nom et à la fonction, il ne commencerait pas par « Père » mais par « Seigneur », une désignation qui, dans la tradition d'Israël, convenait à la fois pour Dieu et pour le roi : « Le Seigneur [Dieu] a dit à mon seigneur [le roi] : "Siège à ma droite..." » {Ps 110,1). « Seigneur, notre Dieu, d'un amour innombrable tu nous a aimés », proclamait le 'Ahavah Rabbah, cette bénédiction que Jésus dut entendre maintes fois au début de l'office synagogal. Ainsi s'ouvrait également la longue prière de la Amidah avec ses dix-huit bénédictions : « Béni es-tu, Seigneur, notre Dieu et Dieu de nos Pères, Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac et Dieu de Jacob. »
Des quelque vingt passages évangéliques faisant écho à la prière de Jésus — il s'en trouve dix chez les synoptiques et neuf chez Jean —, aucun ne contient l'appellation « Seigneur ». Ou plutôt, la seule fois où elle apparaît, elle suit celle de « Père » et s'y subordonne : « Je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d'avoir caché cela à des sages et à des intelligents » (Mt 11,25). Quant à la désignation, toute naturelle en quelque sorte, de « Dieu » ou de « mon Dieu », on ne la trouve guère que dans le cri dramatique de la croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » {Me 15,34). Mais alors, le cas est particulier, Jésus ne faisant que reprendre l'incipit du psaume 22.

« Et il disait : Abba, Père »


Pour Jésus, Dieu est d'abord et avant tout « Père », et c'est ainsi qu'il s'adresse à lui, ce qu'il n'a pu apprendre des psaumes, avec lesquels on le suppose familier. Et cet usage nous dit le type de relation à Dieu qui fut prédominante dans sa vie.
Assurément, « Seigneur » aussi est un titre relationnel, et ce titre aussi dit le caractère unique de celui à qui on l'adresse : pour Israël, il n'y a qu'un Dieu, comme il n'y a qu'un roi dans une société donnée. Mais « Seigneur » renvoie à un autre type de relation. Celle-ci met en effet au premier plan la reconnaissance d'une transcendance, d'une prédominance, d'une fonction de domination, et prend le visage de la soumission et de la sujétion.
Il en va autrement pour « Père ». Ici aussi se vérifie le caractère unique : on peut avoir des quantités d'amis, un certain nombre de frères ou de sœurs, on n'a qu'un père et qu'une mère. Mais ce qui caractérise la relation au père, c'est qu'elle situe dans l'ordre de la proximité, de la familiarité, de l'intimité. C'est bien dans cette ligne que l'exhortation placée par Matthieu comme introduction au Pater (6,7-8) invite à comprendre la paternité de Dieu. Celui-ci est comme un père qui connaît les siens et se révèle attentif à leurs besoins. Inutile, donc, de chercher à le faire fléchir par la prolifération des formules : « Votre Père sait ce qu'il vous faut, avant que vous le lui demandiez. »
La relation père-fils implique normalement une intimité de l'ordre de la connaissance réciproque, découlant d'un vécu commun et du partage de la même expérience familiale : « Nul ne connaît le Fils si ce n'est le Père, et nul ne connaît le Père si ce n'est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler » {Mt 11,27). De cet aspect, Jean se fera largement l'écho : « Comme le Père me connaît et que je connais le Père... » {Jn 10,15) ; « Père juste, le monde ne t'a pas connu, mais moi je t'ai connu» (17,25).
Mais ce que laisse entrevoir l'appellation Abba, c'est d'abord une relation d'ordre affectif, faite d'attachement et de confiance illimitée, comme celle qu'éprouve pour son père un jeune enfant. C'est chez Jean, de nouveau, que cette dimension trouvera son expression par excellence : « Le Père aime le Fils et il a tout remis dans sa main » (3,35) ; « il faut que le monde reconnaisse que j'aime le Père » (14,31) ; « Comme le Père m'a aimé, moi aussi je vous ai aimés » (15,9). C'est de cette relation- là que le Pater rend compte en premier.

« Que ton Nom soit sanctifié »


« Que ton nom soit sanctifié. » Puisqu'il y a équivalence, dans la Bible, entre le nom et la personne, cette première demande revient à dire : « Fais-toi reconnaître pour ce que tu es, fais-toi connaître comme saint. » Après la connotation de proximité que comportait la référence au Père, cette demande introduit celle de la transcendance. La sainteté, en effet, est, à proprement parler, l'apanage de Dieu, ce qui le « distingue » ou le « sépare » des humains, ce qui contribue à faire de lui le Tout-Autre, différent et transcendant par rapport à ces derniers. Dieu est « Père saint », selon l'appellation que lui donnera Jésus en Jean (17,11).
Il reste cependant que cette demande vient juste après l'adresse au Père. Dès lors, n'évoque-t-elle pas aussi le fait qu'un fils porte le nom de son père, qui le suit sa vie durant, et que, portant le nom de son père, il dépendra de lui que celui-ci soit connu, reconnu, respecté. Jean, de nouveau, saura faire écho à cet aspect : « Je viens au nom de mon Père et vous ne m'accueillez pas » (5,43) ; « J'ai manifesté ton nom aux hommes » (17,6) ; « Je leur ai fait connaître ton nom » (17,26).
Les disciples à qui Jésus enseigne à prier ont déjà reconnu Dieu, à qui ils s'adressent comme à leur Père. Mais cette relation dans laquelle ils sont entrés n'en est pas une où ils puissent s'enfermer. Ce que Jésus leur apprend à demander en premier, c'est au contraire que le Dieu qu'ils ont eux-mêmes reconnu soit aussi reconnu des autres. Au lieu d'être captatrice ou possessive, leur relation au Père doit pouvoir s'étendre à d'autres.
Ainsi en sera-t-il des croyants comme de Jésus lui-même, désireux de faire partager à tous cette relation de proximité qui l'unit au Père et dans laquelle sa vie et sa mission trouvent sens et fondement : « Vous direz : "Abba" — comme moi. » Celui qu'en Matthieu surtout il appelle « mon Père qui est aux cieux » (10,32), Jésus le désigne tout autant comme « votre Père qui est aux cieux » {Me 11,25). « Mon Père et votre Père », dira le Jésus de Jean (20,17).

« Que ton Règne vienne »


Dans une société comme celle où Jésus a vécu, le fils, le jeune campagnard en particulier, est associé très tôt, dans la mesure de ses capacités, aux travaux et aux entreprises de son père. Devenu adulte, il en prendra souvent le relais, ayant assimilé petit à petit les rythmes, les gestes et les techniques du métier : « Le fils ne peut rien faire de lui-même qu'il ne voie faire au père ; ce que fait celui-ci, le fils le fait pareillement. Car le père aime le fils et lui montre tout ce qu'il fait » (Jn 5,19-20). Dans les traductions de ce passage de Jean, les mots père et fils ont habituellement une majuscule. Avec raison, puisqu'une affirmation de Jésus rapportée juste auparavant montre que c'est bien de lui qu'il s'agit : « Mon Père travaille toujours et moi aussi je travaille » (5,17). Mais cela ne saurait voiler les contours très nets d'une métaphore prélevée dans la vie courante, à laquelle Jésus fera de nouveau référence plus loin en parlant des « travaux » ou des « œuvres » « que le Père m'a donné à accomplir » (5,36). Superposant temps symbolique et temps réel, l'évangile de Jean compare la mission de Jésus à une journée de travail, depuis l'apparition de la lumière jusqu'à son déclin : « Tant qu'il fait jour, il nous faut travailler aux œuvres de celui qui m'a envoyé. La nuit vient où personne ne peut plus travailler » (9,4) 1. Comme un fils, du matin au soir, participe au labeur de son père, ainsi Jésus, d'un bout à l'autre de sa mission, est tout entier voué à l’œuvre que le Père lui a confiée : « Ma nourriture, c'est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé et d'accomplir son œuvre » (4,34).
Là où le Jésus de Jean parle de l'accomplissement de l’œuvre ou des œuvres de son Père, celui des Synoptiques parle de la proclamation de la venue du Règne de Dieu : « Aux autres villes aussi, il me faut annoncer la Bonne nouvelle du Règne de Dieu, car c'est pour cela que j'ai été envoyé » {Le 4,43). Ainsi se traduit, au plan fonctionnel, la relation de Jésus à son Père, selon le refrain qui scande les récits évangéliques : « Il proclamait la Bonne nouvelle du Règne, guérissant toute maladie et toute langueur parmi le peuple » {Mt 4,23 ; 9,35 ; Le 8,1). « Père » : exprimée en premier et dominant tout le reste, la dimension affective de la relation à Dieu précède et fonde, en quelque sorte, la dimension fonctionnelle : « Que ton Règne vienne. » Parce qu'ils sont attachés à Dieu comme à leur Père, les disciples prieront pour que se réalise l'avènement de son Règne. Tout comme Jésus, parce qu'il aime le Père, s'engage tout entier, « en œuvres et en paroles » {Le 24,19), au service de ce Règne. Ces accents, de nouveau, trouveront chez Jean toute leur amplitude : «... il faut que le monde reconnaisse que j'aime le Père et que je fais comme le Père m'a commandé » (17,31).
Petit à petit, il apparaîtra que le service du Règne, s'il doit continuer, mène tout droit au rejet et à la mort. La mission, si elle se poursuit, débouchera inévitablement dans la passion : « Voici que nous montons à Jérusalem, et le Fils de l'homme sera livré aux grands prêtres et aux scribes ; ils le condamneront à mort et le livreront aux païens... » {Me 10,33). C'est précisément à ce moment où la mission de Jésus va basculer dans la passion que les récits situent l'option de Gethsémani. « Éloigne de moi cette coupe » : à ne considérer que la dimension fonctionnelle de la relation de Jésus au Père, son engagement au service du Règne, tout parle d'échec et d'aboutissement sans issue.
« Il disait : "Abba, Père ! tout t'est possible" » {Me 14,36). « Abba » : à cette heure tragique, la dimension affective garde donc sa priorité. Au plus creux de l'épreuve prévalent finalement l'attachement et la confiance au Père : « ... non pas ce que je veux, mais ce que tu veux. » Mû par cette confiance, Jésus s'enfonce dans la passion avec la même détermination qui l'a conduit jusqu'au bout de sa mission : « Levez-vous ! Allons ! » (14,42).

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A trois ou quatre reprises, les Actes des Apôtres, lorsqu'ils rapportent la proclamation chrétienne d'après Pâques, désignent Jésus d'un mot {pais) qui peut signifier à la fois « serviteur » et « enfant » : « Le Dieu de nos pères a glorifié son serviteur Jésus, que vous avez renié devant Pilate» (3,13); « C'est pour vous que Dieu a ressuscité son serviteur... » (3,26) 2. Sans doute cette traduction est-elle la bonne, le mot servant à rapprocher Jésus du mystérieux Serviteur d'Isaïe et à évoquer du même coup les expériences semblables que l'un et l'autre avaient connues, en particulier face à la mort : « Quiconque a marché dans les ténèbres sans voir aucune lueur, qu'il se confie dans le nom du Seigneur, qu'il s'appuie sur son Dieu », proclamait notamment le troisième chant du Serviteur (50,10). Mais la traduction par « enfant » ne manquerait pas non plus d'être évocatrice. « Laissez les petits enfants venir à moi, ne les empêchez pas : c'est à leurs pareils qu'appartient le Royaume de Dieu » {Me 10,15). Cette parole de Jésus, il est remarquable que Marc, Matthieu et Luc l'ont tous les trois situées entre la deuxième et la troisième annonce de la passion. Au moment où se resserre l'étau, au moment où se font sentir les âpretés d'une mission éminemment « adulte » et de plus en plus exigeante, Jésus réaffirme, pour les autres, l'attitude qui est la sienne depuis ses débuts en Galilée, celle d'un enfant que rien ne saurait détourner de la confiance absolue qu'il voue à son père.



1. Cf. M Gourgues, « Superposition du temps symbolique et du temps réel dans l'évangile de Jean », dans Raconter, interpréter, annoncer (collectif), Labor et Fides, 2003, pp 171-182.
2. Deux fois encore au chapitre 4 (27 et 30).