Le livre de N. Barré est passionnant à plus d’un titre. Au plan historique, il raconte dans le détail, avec une grande précision documentaire et une rigueur remarquable, l’histoire de la mission ouvrière jésuite dans les cinquante années de son existence, plus particulièrement l’histoire de la deuxième génération des prêtres ouvriers (1965 et après), dont l’étude n’a pas vraiment été faite. Jésuite lui-même, l’auteur fit le choix du travail en usine en 1965 quand il fut à nouveau possible de le faire, après l’interdiction de 1954. Ce n’est pas un livre d’histoire où les personnes, leurs questions et leurs décisions sont souvent très conceptualisées. Dans la tradition de la mission et de la culture ouvrières où chacun compte, respecté simplement pour qui il est, ce récit prend l’aspect d’un témoignage personnel qui ouvre la parole et la donne à beaucoup d’autres. Toute une série de portraits, de témoignages, de lettres ou de comptes-rendus… donnent à l’histoire un tour particulièrement vivant et concret, et prennent le lecteur dans les débats, les discernements, les actes de foi qui mobilisaient les acteurs à l’époque. On ne perd jamais de vue pour autant l’histoire plus générale, surtout l’histoire sociale et l’histoire religieuse : l’engagement syndical, l’affrontement aux nouvelles pauvretés, la solidarité internationale, les liens souvent délicats avec l’Église locale. Des tableaux et des rappels très pédagogiques facilitent la lecture et la compréhension de ce qui anime profondément la mission.
C’est là tout l’intérêt et la portée spirituels de l’ouvrage qui permet d’entrer dans la démarche intérieure de ces religieux qui furent en leur temps des « aventuriers de la spiritualité ». Leur discernement, profondément missionnaire, est mobilisé par le désir de rejoindre des hommes et des femmes éloignés de l’Église, et pour cela, de partager leurs conditions de vie et de travail, de « s’inculturer » dans leur manière de voir, d’entendre, de sentir, de vivre les événements, de vouloir la justice. Ils ont été conduits – et le lecteur à leur suite – à reconsidérer pour eux-mêmes les dimensions les plus élémentaires de la vie (habitat, santé, budget, engagements sociaux, politiques…), à les mettre en rapport avec l’Évangile : cet « élémentaire de la vie » est le lieu privilégié d’une rencontre en vérité avec Jésus. C’est une tout autre approche que celle plus traditionnelle et religieuse des prêtres et des jésuites de l’époque, à travers la paroisse ou l’enseignement, mais en cela ils furent soutenus par leurs supérieurs, dans des relations parfois tendues mais toujours en confiance. Ce qui s’est inventé là peut-il contribuer à la recherche de « figures ministérielles » capables d’annoncer un Évangile au plus près du quotidien de ceux qu'on entend si peu ? interroge Christoph Theobald dans sa postface. Ou, pour reprendre les mots de l’auteur, expérimenter « un vivre avec » avant « un savoir dire ». Un livre précieux, marqué par un profond goût de l’autre et de l’Évangile.

 

Remi de Maindreville