Le Père Jacques Guillet, dont beaucoup d'abonnés de la revue Christus ont savouré et médité les articles, s'est éteint à Paris le 28 septembre 2001. En geste de reconnaissance envers lui, il est bon d'évoquer ici sa figure, le travail considérable qu'il accomplit, l'aide exégétique et spirituelle qu'il apporta à de nombreux lecteurs.
L'un de ses premiers livres, Thèmes bibliques (Desdée de Brouwer, 1 951), fut et reste un ouvrage de référence. Suivre à travers toute la Bible l'évolution et l'enrichissement de thèmes, comme la grâce, la vérité, la fidélité, le péché, c'est prendre conscience du dynamisme de la révélation divine ; c'est le plaisir et la nécessité de donner aux mots du Nouveau Testament leur juste signification enracinée dans une longue histoire. Pour rédiger ce livre de nombreuses recherches techniques ont été nécessaires. Mais, selon son habitude, Jacques Guillet évite d'écraser son lecteur sous une masse d'érudition. Sa démarche intellectuelle est souvent tâtonnante. Parfois, on tourne un certain temps autour d'une idée, puis tout à coup surgit une heureuse formule qui éclaire le long cheminement. Avec fermeté et bonhomie, il oriente son lecteur. Discrètement, sans jamais se mettre sur le devant de la scène, il se tient sur la réserve. Le lecteur est ainsi conduit à lui faire confiance, à se laisser guider et à dialoguer avec lui.
Parmi tous ses livres d'exégèse, comment ne pas s'arrêter un instant sur l'ouvrage, publié en 1971 et réédité en 1991 chez Desdée de Brouwer : Jésus devant sa vie et sa mort ? Avec une audace tranquille, malgré les réticences des disciples de Bultmann, il ose parler de la conscience de Jésus. Sujet difficile et délicat, où les pièges ne manquent pas. Mais, loyalement, il sait qu'il ne peut éviter d'en parler.
Utilisant toutes les ressources de la critique, sans pour autant s'égarer dans des discussions interminables, il s'avance sur un terrain qu'il parvient à rendre sûr. Ce faisant, il nous met en présence d'un Jésus vivant, vrai Dieu et vrai homme. L'étude exégétique conduit tout naturellement le lecteur à entrer en contact personnel avec Celui qui se révèle à travers l'Evangile On le voit, pour Jacques Guillet, il n'y a aucune rupture, mais au contraire une nécessaire continuité entre les études philologiques, les recherches techniques d'exégèse, la critique historique et la rencontre avec Jésus Christ. Il n'oserait peut-être pas déclarer ouvertement que la technique exégétique doit nécessairement être au service d'une meilleure connaissance du Christ, et que cette connaissance a nécessairement besoin d'être enracinée dans une lecture technique et historique de la Bible. Cependant, ses ouvrages manifestent clairement l'union qui peut et doit exister entre une exégèse, critique et une approche spirituelle de Jésus Christ. En présentant son livre La foi de Jésus-Christ (Desdée, 1 980), Jacques Guillet décrivait bien sa méthode : ce livre ne cherche pas à départager des thèses, « il voudrait, avant de donner une réponse, laisser vivre Jésus, le regarder agir, l'écouter parler, se rendre attentif à sa prière, à son silence et à ses cris ».
Nombreux et variés sont les articles qu'il a rédigés pour la revue Christus. A l'origine de chacun d'entre eux, on découvre d'abord la disponibilité avec laquelle il acceptait de rendre service à la revue et de proposer à ses lecteurs quelques pages d'exégèse et de spiritualité. En janvier 1954, il eut l'« honneur » de rédiger le premier article du premier numéro de la revue. Après un rythme intense de production durant les trois premières années de la revue (trois articles par an), il se « contenta » ensuite d'un article par an en moyenne. Peu de temps avant sa mort, il aurait voulu rédiger encore quelques pages pour cette revue, mais, avec beaucoup de réalisme, il fut bien obligé de reconnaître qu'il n'en avait plus la force. Jusqu'au bout, il fut heureux de se mettre au service des lecteurs de la revue.
Mis à part quelques écrits de circonstance et plusieurs études concernant l'ensemble de la Bible, ses articles sont centrés sur le Christ, le Christ des Evangiles, avec parfois un prolongement ecclésial dans les Epîtres de Paul et les Actes des Apôtres. Cette insistance sur le Christ révèle bien quel était son centre d'intérêt. Elle montre en même temps ce qu'il voulait avant tout exposer aux yeux de ses lecteurs. Comme Paul, il pouvait dire : « J'ai décidé de ne rien savoir parmi vous, sinon Jésus Christ et Jésus Christ crucifié » (1 Co 2,2). Quand il cherche dans les Evangiles les mots de la prière chrétienne, quand il engage le retraitant sur le chemin de la prière, c'est le Christ qu'il décrit : « Notre prière est la prière du Seigneur, celle qu'il nous apprit, mais aussi celle qui fait le fond de son cœur » 1. Quand il invite son lecteur à rendre grâces à Dieu, il décrit et médite les diverses actions de grâces que Jésus adresse à son Père, y compris celle qui est contenu dans son attitude durant la passion. Quand il médite le texte des Béatitudes, il y découvre le visage du Christ.
Cette manière de tout centrer sur le Christ ne l'empêche pas d'aider son lecteur à lire les Actes des Apôtres et les Epîtres de Paul. Mais quand il les aborde, il souligne les correspondances que ces textes établissent entre tel événement, telle parole et le Christ. Ce faisant, il montre bien la continuité qui existe entre Jésus et Paul, et que l'Eglise naissante n'a d'autre réalité que celle du Christ. Ainsi, dans son .dernier livre, Paul, l'apôtre des nations (Bayard, 2002), tout en s'appuyant sur une vaste érudition critique qui évite tout compromis facile entre les Actes et les Epîtres, il ne quitte pas le Christ comme fondement de toute la révélation, mais décrit la fécondité spirituelle du Seigneur dans l'Eglise naissante.
Dans un article paru en 1970, Jacques Guillet écrivait : « Si Jésus, au moment de quitter ses disciples, leur avait tracé le plan de son Eglise, la structure d'une institution, l'Eglise ne serait pas une réalité vivante (...), elle serait une pure idée et un programme vide » 2. Pour quelqu'un qui habitait les Evangiles, cette affirmation allait de soi. Il l'exprimait tranquillement, sans même penser à développer les conclusions peu habituelles qu'on pourrait et qu'on devrait en tirer.

Dans un livre paru en 1985 (Entre Jésus et l'Eglise, Seuil), il reprenait cette idée : « A l'espace qui s'ouvre entre Jésus et l'Eglise, il faut garder toute sa portée... Prétendre relever des correspondances exactes entre les impératifs dictés par le Christ et leur exécution dans l'Eglise, ce serait réduire celle-ci à une fondation humaine exceptionnelle, mais encore naturelle. Le vide qui paraît entre l'Eglise et son Seigneur, c'est le vide du tombeau, l'ouverture où se révèle le mystère de Dieu. » A travers ce mélange d'audace et de timidité, on découvre un homme perspicace et prudent. Ainsi sommes-nous invités, quand nous lisons ses livres et ses articles, à voir dans les formules tranquilles qu'il propose la force spirituelle et la lucidité théologique qui leur ont donné naissance.



1. « Prière évangélique et retraite », Christus, n° 10, avril 1956, p. 254
2. « Le Christ et l'avenir », Etudes, décembre 1970, p. 750.