Les liens de Jacques et Raïssa Maritain avec les grands spirituels jésuites des xw et xviii< siècles n'ont guère été étudiés 1. Ils sont pourtant profonds et durables, puisqu'ayant pris forme dès avant leur conversion ils apparaissent à plusieurs reprises dans leurs oeuvres lorsqu'est abordé le problème de la contemplation chrétienne. Ils s'inscrivent dans l'attention que les Maritain ont toujours accordée à la question de la vie mystique, à son insertion « ordinaire » et « normale » dans la croissance de la grâce baptismale, et dans leur souci d'une sagesse intégrale comme lieu de communion enue la recherche spéculative du philosophe ou du théologien et la contemplation des saints.
Cet intérêt pour la mystique chrétienne est à situer dans le riche contexte de la France religieuse du début du siècle 2. La laïcisation conquérante et, plus profondément, la sécularisation de la société ont paradoxalement induit une vitalité ecclésiale intense, même si, jusqu'en 1914, les ordinations sacerdotales connaissent une constante décrue. En contraste avec le retrait forcé du catholicisme de la vie publique et de ses bastions traditionnels, c'est, avec l'affirmation d'une volonté d'action sociale qui ne tourne pas toujours au militantisme politique, un véritable renouveau spirituel qui s'établit. Ce renouveau est divers, et il s'accompagne d'une multiplication des conversions d'écrivains laïcs comme Claudel, Péguy, Massignon, Psichari (petit-fils de Renan) ou Massis. Il s'enracine dans de grandes initiatives, comme la consécration de toute l'humanité au Sacré-Coeur par Léon XIII en 1899, ou encore l'instauration de la fête du Christ- Roi par Pie XI en 1925. Les foules sont nombreuses dans les grands lieux de pèlerinage tels que Lourdes, NoUe-Dame-de-Fourvière, Paray-le-Monial ou la Salette. Pie X encourage, par ailleurs, un mouvement liturgique naissant, fortement lié à la spiritualité bénédictine et promis à un grand rayonnement. Il recommande la communion fréquente, y admettant les enfants dès l'âge de sept ou huit ans.
La renaissance de la prière de l'Eglise va de pair avec une exhortation à l'oraison intérieure, dont l'abbé de la trappe de Sept-Fons entend faire, dans un ouvrage très recherché dès sa parution en 1913, L'âme de tout apostolat. La redécouverte des maîtres spirituels jésuites français appartient à ce nouvel essor, avec les études de l'abbé Bremond dont certaines perspectives seront contestées au sein de la Compagnie par la Revue d'ascétique et de mystique, fondée en 1920. Cette opposition, néanmoins, trouvera vite ses limites, car la spiritualité française est dominée, dès le premier quart du XX' siècle, par la figure de Thérèse de Lisieux, canonisée en 1925, et par sa « petite voie » qu'elle expose dans l'Histoire d'une âme. C'est en tout cas sur le fond de cet exceptionnel réveil religieux que s'inscrit la conversion et le baptême, le 11 juin 1906, de Jacques et Raïssa Maritain.
 

La découverte de l'oeuvre de Surin


le n'ai pas à rettacer ici de manière circonstanciée l'itinéraire qui a conduit le jeune lacques — d'éducation républicaine, laïque, et anti- cléricale — et Raïssa — juive russe née à Rostov-sur-le-Don, exilée de Marioupol avec ses parents à l'âge de dix ans, peu à peu livrée à un athéisme solitaire et inquiet — à embrasser la foi catholique 3. Dans son livre de souvenirs, Les grandes amitiés, Raïssa a relaté sa renconUe avec Jacques à la Sorbonne, leur commune déception face à des maîtres qui désespéraient de la philosophie, leur soif douloureuse de vérité, et l'angoisse de ne la point uouver, qui ruinait dans leur coeur jusqu'au désir de vivre 4.
Dans son enseignement du Collège de France auquel Charles Péguy les conduisit, Henri Bergson restaurait contte le relativisme et le positivisme scientiste la pensée humaine dans sa dignité métaphysique. Il leur rouvrit les portes de l'absolu. Pourtant, ces perspectives nouvelles avivaient, sans pouvoir véritablement le satisfaire, un désir de l'âme auUement exigeant. Les chemins de la philosophie bergsonienne libéraient assurément dans l'esprit un espace d'intériorité, mais comment atteindre ce « lieu spirituel " d'où descendent les dons parfaits " » et où le coeur s'enflamme 5 ? Un autre « pèlerin de l'absolu », aussi peu philosophe que possible, leur désigna la seule voie sans compromis acceptable et qui ne peut décevoir. En tournant ainsi leurs yeux vers le témoignage des saints, Léon Bloy leur rendit en quelque sorte tangible la réalité du christianisme 6. Il leur donna à lire Angèle de Foligno, Ruysbroeck l'Admirable ou les Révélations d'Anne- Catherine Emmerich...
Curieusement, ce n'est pas Léon Bloy qui leur parla de Jean-Joseph Surin, mais Georges Sorel. Ce théoricien du syndicalisme révolutionnaire, qui, à un moment, rechercha un rapprochement tactique avec Charles Maurras, partageait avec Péguy « le même désir de réalisme philosophique, une même aspiration vers un socialisme héroïque, et une commune aversion pour les conformistes de la Sorbonne » 7. Comme Péguy, Psichari, Jacques et Raïssa, il était de la « bande » de ceux qui suivaient assidûment les cours de Bergson avec la conscience d'assister « à un grand événement dans l'histoire de la pensée » 8. Qu'il ait pu mettre entre les mains de ses amis Maritain le Catéchisme spirituel 9 de Surin n'en a pas moins quelque chose de déconcertant, même si son érudition impressionnante puisait avec prédilection dans l'histoire religieuse...
Raïssa souligne fortement à quel point la lecture de l'oeuvre du jésuite eut sur Jacques et sur elle une influence décisive. Elle mettait de l'ordre dans leurs idées, un peu confuses encore, sur la contemplation chrétienne : « Cette charte de la sainteté aperçue pour la première fois nous apparaissait, dans sa logique organique, comme la seule capable de guider la vie intérieure, d'éveiller cette vie dormante en chacun de nous, de nous rendre vraiment vivants et humains en notre esprit comme en tous nos actes. » La prise de conscience des voies de l'intériorité mystique enUaînait avec elle une totale inversion des perspectives. La conjonction à l'absolu de Dieu ne pouvait résulter d'une tension de la volonté mais, ils le voyaient plus clairement désormais, de la présence dans l'âme d'un dynamisme surnaturel. Par la grâce de la foi, la perfection de l'amour s'alliait à la perfection de la liberté, « l'action de Dieu » appelait « la docilité héroïque de l'âme » et la contemplation infuse assimilait à sa propre vertu les exigences d'une rigoureuse ascèse 10.
La vénération des Maritain pour Surin se prolongera par-delà leur conversion et persistera tout au long de leur vie. Il est significatif qu'en 1966 le « paysan de la Garonne », méditant sur les conditions de l'amitié fraternelle qui doit unir les chrétiens à ceux qui ne partagent pas leur foi, forme le voeu qu'un non-chrétien « étudie, de son point de vue à lui et dans la lumière de ses uaditions à lui, saint Jean de la Croix, par exemple, ou le Père Surin, comme Massignon a étudié Hallâj » 11. Plus audacieusement encore, c'est le cas si particulier de l'exorciste de Loudun 12, chez qui la maladie psychique et le génie se côtoyaient, qui lui sert d'analogie — si pauvre et lointaine soit celle-ci — pour comprendre quelque chose du mystère de l'humanité du Verbe incarné. De même, en effet, que le Christ a connu dans son humaine nature les deux états simultanés du pèlerinage terresUe et de la vision pleinement béatifiante de sa divinité ; de même que le ciel de son âme était habité par une indépassable perfection de la grâce, tandis que, dans l'ici-bas de cette même âme, la vie surnaturelle était soumise aux conditions de la terre, de même — dans les conditions néanmoins tout auttes de la pure créature — noue humanité peut faire coexister en elle des états divers... NoUe conscience n'enveloppe-t-elle pas dans son activité même une auUe vie presque entièrement secrète, un univers d'inconscience qui lui demeure quasiment opaque ? Portant cette loi de notre condition charnelle à un degré extrême d'exaspération, l'esprit de Surin se Uouvait alors, écrit Maritain, « à la fois sous un état d'union mystique des plus élevés et sous un état de psychose voisin parfois de la folie ». L'admirable équilibre dont témoigne son oeuvre, particulièrement ses letues spirituelles, devait s'accommoder ainsi d'une sorte de cloisonnement intérieur résultant d'« un inconscient en plein désarroi pathologique » 13.
Une même ferveur pour le jésuite unit Jacques Maritain et Julien Green. Lorsqu'il apprend que Green doit écrire une préface à la correspondance de « noue père Surin », Maritain lui confie que « son Catéchisme spirituel a joué un rôle important dans notre vie ». Et, deux ans plus tard, alors qu'il vient de lire avec joie cette « admirable » préface, il ajoute qu'il « aime toujours tendrement » celui qu'il tient pour un saint : « Malade, bien sûr, mais quelle bienheureuse maladie. Ne croyez-vous pas que la forme littéraire est un précieux indice de l'état intérieur des âmes ? Il me suffit d'une phrase de Surin pour être sûr de sa sainteté. » Mais il s'adresse à un convaincu pour qui Surin « a été et il demeure (...) la religion », puisque, selon Green volontairement éloigné de toute « pieuse » littérature, « personne n'a mieux parlé que lui des relations entre Dieu et notre âme » 14.
 

Une lecture d'inspiration carmélitaine


« Les relations entre Dieu et notre âme » : déterminer la nature et les voies de cette mystérieuse rencontre, en cela se résume l'intérêt porté par les Maritain à l'oeuvre des spirituels jésuites dans la France des xvii' et xviii' siècles. Il ne s'agit pas d'une enquête de pure érudition, mais de la recherche d'une lumière pour aujourd'hui, d'une voie accessible aux âmes de ce temps qui, dans des conditions souvent conuaires, ont soif d'une intériorité spirituelle abandonnée aux plus hautes exigences de l'amour théologal.
Surin a retenu de manière privilégiée l'attention des Maritain, parce que son oeuvre est arrivée jusqu'à eux alors qu'ils venaient de rencontrer Léon Bloy et que « la cité de Dieu se dessinait à [leur] horizon en lignes encore imprécises, mais déjà éblouissantes » 15. Plus tard, ils comprendront que Surin est en réalité le plus illustre représentant d'une tradition inaugurée au XVII* siècle dans la Compagnie par Louis Lallemant, et qui se prolonge dans le siècle suivant. Jean-Nicolas Grou appartient assurément, en plein xviii' siècle, à ce groupe de disciples. Selon Julien Green, il « puisera sans vains scrupules » dans la correspondance de Surin et il ne lui manque, « pour ressembler à son modèle, que le seul génie » 16. De fait, il est peu cité par les Maritain, même s'il figure en bonne place dans la bibliographie du petit livre, écrit à deux mains, qu'ils ont dédié à la « vie d'oraison » 17. Quant à Jean-Pierre de Caussade, il n'est pas plus fréquemment invoqué. Seul le traité sur l'Abandon à la Providence divine 18 paraît avoir été lu. Une note du Journal de Raïssa nous apprend, en outre, que cette lecture a eu lieu (pour la première fois ?) le mercredi saint 1917 19.
C'est à Lallemant, par lequel Surin avait été formé et auquel il devait tout, que les Maritain empruntent volontiers la définition de la contemplation chrétienne. Pour en apprécier la portée, il faut se souvenir de la difficulté qu'eut Lallemant à faire admetUe son enseignement spirituel. La hantise de l'illuminisme renforçait des courants antimystiques qui se réclamaient du jansénisme. Au sein de la Compagnie de Jésus elle-même, la ligne ascétique tendait à l'emporter sur la tendance mystique. Celle-ci pouvait se réclamer cependant d'une riche tradition, qui, au surplus, n'était pas étrangère à l'expérience spirituelle de saint Ignace. Il reste qu'il n'est pas facile de discerner les diverses influences qui ont pu s'exercer sur Lallemant. La tâche est compliquée par le fait que sa Doctrine spirituelle réunit des conférences dont le texte provient sans doute, dans sa majeure partie, de notes de ses auditeurs du « troisième an » qui, dans la pratique de la Compagnie, conclut les études et introduit aux tâches apostoliques 20.
Pour Louis Cognet, Lallemant est au confluent de plusieurs héritages : Ignace assurément, et Balthasar Alvarez, mais également sainte Thérèse de Jésus, qui fut, enUe 1559 et 1566, la dirigée d'Alvarez, et que Lallemant cite beaucoup ; enfin l'école du Nord à travers Harphius 21. Henri Bremond, sans aborder véritablement le problème des sources, avait quant à lui évoqué Tauler, le Iractatus de vita spirituali de saint Vincent Ferrier, et faisait surtout de Lallemant un bérullien 22. La question de la genèse de ce courant spirituel jésuite n'est pas plus simple si l'on s'intéresse au cas éminent de Caussade. En témoigne la diversité des affinités ou des emprunts sur lesquels Michel Olphe-Galliard a mis certains noms : François de Sales, Thérèse d'Avila, Jean de la Croix, et même Madame Guyon 23... Jacques et Raïssa Maritain se situent dans une tout auue perspective, car ils se soucient fort peu de faire oeuvre historique. L'intérêt premier, mais sans exclusive 24, qu'ils ont toujours accordé à la tradition spirituelle carmélitaine ne fait aucun doute. Jacques, qui tient Jean de la Croix pour « le grand Docteur de ce suprême savoir incommunicable » qu'est la sagesse des saints, lui a consacré deux longs chapiues de son maître-livre Les degrés du savoir 25, et a donné une substantielle préface à la grande biographie, désormais classique, de Bruno de Jésus-Marie 26. On ne sera donc pas étonné que, cherchant « les cas les plus purs de l'expérience mystique surnaturelle », il distingue et regroupe dans une même « famille » des spirituels chrétiens pourtant uès différents — ne serait-ce qu'en raison de leur appartenance à des congrégations religieuses variées — comme la carmélite Thérèse d'Avila, l'ursuline Marie de l'Incarnation, le carme Jean de la Croix, le dominicain Jean Tauler ou le jésuite Louis Lallemant 27. Plus explicitement et plus largement encore, pour célébrer une longue uadition de spirituels regardant l'oraison intérieure comme « une voie normalement nécessaire » à la perfection de la charité, il cite saint Irénée, saint Ambroise, saint Augustin, Cassien, saint Grégoire le Grand, saint Jean Climaque, saint Bernard, sainte Hildegarde, saint Albert le Grand, saint Bonaventure, saint Thomas d'Aquin, sainte Gertrude, sainte Catherine de Sienne, sainte Thérèse d'Avila, saint Jean de la Croix et, « après eux, les grands spirituels jésuites, Lallemant, Surin, Grou, Caussade, et puis sainte Thérèse de Lisieux » 28.
Cette présentation n'a pas qu'un intérêt chronologique. Elle constitue une mise en perspective des spirituels de la Compagnie qui est en elle-même significative de la lecture qu'en font délibérément les Maritain. L'éclairage retenu par eux (sans en écarter d'autres possibles) est doublement carmélitain : en amont mais aussi en aval, dans la mesure où ils se plaisent à déceler une certaine anticipation de la « petite voie » dans les écrits de Lallemant, Surin, Grou et Caussade. En tout état de cause, on ne saurait oublier que les oeuvres de Thérèse de Jésus et de Jean de la Croix avaient été traduites en français dès le début du xvip siècle et que leur diffusion avait été ainsi facilitée. Qu'on retrouve donc la substance de leur doctrine — certes avec des mises d'accent différentes — dans les écrits des maîtres spirituels jésuites de ce siècle et du suivant n'a rien de surprenant.
 

La « sainteté de l'intelligence »


S'il est vrai que « les deux écoles carmélitaine et ignatienne ont contribué dans une étroite union de pensée au renouveau de la théologie mystique au cours des XVIP et xviii' siècles » 29, il est possible de relever dans l'oeuvre spirituelle des jésuites de ce temps quelques thèmes premiers qui ont suscité l'adhésion de Jacques et Raïssa Maritain.
Ils ont été séduits d'abord, comme l'avait été de son côté un Garrigou-Lagrange 30, par la mise en valeur du caractère universel de l'appel (sinon prochain, au moins éloigné) à la contemplation infuse qui représente, en elle-même, le développement normal de la vie de la grâce sanctifiante, de la foi, de l'espérance, de la charité, de toutes les auUes vertus surnaturelles, et des dons du Saint-Esprit 31. L'oraison est, dans ces conditions, reconnue comme contemplative ou mystique lorsque la docilité de l'âme se fait totale au souffle de l'Esprit, au point que le mode humain de connaîUe et d'aimer laisse place à un mode humano-divin. Un renoncement radical à tout esprit de propriété et à toute détermination absolument autonome de son propre destin est alors supposé, ce qui est, pour Lallemant, une « seconde conversion » 32. Entrer dans cette confiance et cet abandon aux voies divines, c'est « franchir le pas » 33. Selon Jacques Maritain, à ce moment décisif de toute croissance spirituelle, le contemplatif répond en réalité oui « à la grande et redoutable question posée à Jacques et à Jean par le Seigneur, — la question du Calice : " Potestis bibere calicem, quem ego bibiturus sum, pouvez-vous boire le calice, que moi je boirai ? " (Mt 20,22) » 34.
Cette « aventure » intérieure de la contemplation chrétienne — et le « progrès dans la vertu » dont elle est « le plus puissant moteur » 35 — est intégralement, pour les maîues spirituels de la Compagnie, une oeuvre d'amour. De ce point de vue, les Maritain se plaisent aussi à découvrir dans le propos de Lallemant, dans son insistance sur l'amoureuse « docilité à la conduite du Saint-Esprit », ce qui sera le fondement de la doctrine de Thérèse de l'Enfant-Jésus, à savoir que l'amour théologal est « le principe, l'exercice et le terme » de la contemplation des saints 36. Celle-ci, par son essence même, ne peut qu'incliner à la perfection de l'amour. D'où cette définition, sublime dans la sobriété toute classique de son expression, et volontiers reprise par les Maritain : « La contemplation est une vue de Dieu ou des choses divines, simple, libre, pénétrante, certaine, qui procède de l'amour et qui tend à l'amour » 37.
On peut reconnaître dans cette définition de la contemplation chrétienne un effort d'ajustement à ce qui est le coeur de l'enseignement de Jean de la Croix. La proximité de la dodxine de Lallemant et de ses disciples avec la « petite voie » de Thérèse de l'Enfant-Jésus n'en apparaît que plus fortement, puisque, pour Raïssa Maritain, on ne saurait opposer Thérèse de Lisieux à Jean de la Croix : « C'est en substance la même spiritualité, mais tout y a subi une prodigieuse réduction à l'essentiel (...) Il n'y a plus chez sainte Thérèse de Lisieux, dans une limpidité incroyablement pure, que l'amour total, le don total, et le dépouillemeat total de soi » 38. Pour Raïssa, ce retour au principe du don désapproprié de soi, cette conversion aux sources du véritable renoncement — d'où procède l'amour sans réserve et l'abandon confiant à l'Esprit — confèrent à la contemplation chrétienne la forme dépouillée appropriée à notre temps. L'héroïsme de la sainteté, en effet, y revêt un visage où, si perdu soit-il, l'homme d'aujourd'hui qui désespère si souvent de lui-même peut discerner les traits de l'espérance qui ne Uompe pas.
Raïssa n'a pu réaliser son voeu de consacrer un livre entier à la « contemplation sur les chemins » qui est, à son avis, « le grand besoin de noUe âge », et sur laquelle lacques a longuement médité à son tour. « Chose ailée et surnaturelle, libre de la liberté de l'Esprit de Dieu », elle est « lumineuse et nocturne, plus douce que le miel et plus aride que le roc, crucifiante et béatifiante (crucifiante surtout), et parfois d'autant plus haute qu'elle est plus inapparente », mais elle n'a rien d'atypique et ne s'avance pas masquée comme chez ceux dont la vocation est principalement active. A la fine pointe de l'âme où s'éveille la conscience, elle habite le silence d'une prière indiscontinue qui a la permanence de l'amour et en porte les promesses. Elle prend, plus généralement, l'humble forme d'un « recueillement en Dieu sans grâces apparentes » qui enveloppe « une constante attention à Jésus présent » et une « charité fraternelle » où Jésus est contemplé « à Uavers le prochain qu'il aime et que nous aimons » 39.
Ses « chemins » sont multiples. Non seulement elle n'est pas indifférente à la vie propre de l'intelligence, mais elle la dispose à recueillir les effets de la sanctification 40. Lorsque s'affirment les plus hautes aspirations philosophiques et théologiques de l'esprit, la contemplation chrétienne est au principe d'une unification intérieure sans confusion, où les valeurs de la foi et celles de la raison communiquent au profit d'une sagesse chrétienne intégrale. C'est parce qu'ils étaient convaincus qu'« il est impossible que le thomisme soit maintenu dans son intégrité et dans sa pureté sans les secours spéciaux de la vie d'oraison » que les Maritain ont fondé, en 1922, les Cercles d'études thomistes, dont les membres, dans les limites de « leur genre d'existence » et de « leurs devoirs d'état », faisaient un voeu privé d'oraison 41.
 
* * *

Revisitée par Jacques et Raïssa Maritain dans la perspective de la « contemplation sur les chemins » et de la « sainteté de l'intelligence », tout ensemble comme une anticipation étonnante et féconde de la « petite voie » de Thérèse de l'Enfant-Jésus et comme l'exact recueil des assises premières d'une doctrine largement inspirée de Thérèse de Jésus et de Jean de la Croix, l'oeuvre spirituelle des jésuites français des xvii' et xviii' siècles apparaît dans toute sa richesse, son originalité et sa fidélité à la plus authentique tradition mystique du christianisme. Les Maritain l'ont assurément regardée comme une source majeure d'inspiration et d'invention, afin de préparer les voies — dans toutes les conditions d'existence — à cette « invisible constellation d'âmes adonnées à la vie contemplative (...) au sein même du monde » qui est, « en définitive, notre ultime raison d'espérer » 42.



1. J -M Garrigues en a cependant souligné l'importance dans sa préface à la réédition récente de la traduction, par Raïssa, des Dons du Saint-Espnt de lean de Saint-Thomas (Téqui, 1997)
2. Cf Histoire de la France religieuse, t IV (collecuf), Seuil, 1992, pp 65-122 , G Cholvy et Y-M Hilaire, Histoire religieuse de la France contemporaine, t II, Pnvat, 1986, pp 139-169
3. Cf I -L Barré, Jacques et Raïssa Mantain, les mendiants du Ciel (Stock, 1995, pp 13-108), et surtout O Lacombe, Jacques Mantain, la générosité de l'intelligence (Téqui, 1991, pp 11-49)
4. « Nous voulions mourir par un libre refus s'il était impossible de vivre selon la vérité », OEuvres complètes (désormais OC) XTV, EdiUons Universitaires/Samt-Paul, p 694
5. Ibid, p 710
6. « Il nous mit devant le fait de la sainteté Simplement, parce qu'il les aimait parce que leur expénence lui était proche au point qu'il ne pouvait les lire sans pleurer, il nous fit connaître les saints et les mystiques », ibià, p 757
7.1bid,p
677
8. « Notre maître perdu et retrouvé », ibid, p 159
9. Cf Guide spintuel (éd M de Certeau), Desdée de Brouwer, coll « Chnstus », 1963
10. Ibid , pp 760 et 762 Dans un « récit » de sa conversion, rédigé le 16 novembre 1909 à la demande de son directeur spirituel, le dominicain Humbert Clénssac, Raïssa apporte les précisions suivantes « Je lus aussi le Catéchisme spintuel qui me montra que les chrétiens ont de l'âme humaine une connaissance qui dépasse infiniment ce qu'en peuvent connaître les autres, et que la vie de tout homme non catholique, si enthousiaste soit-il de " vie intérieure ", n'est qu'une pauvre guenille lâche et molle en comparaison de la vie du catholique Là, tout est ordonné autour d'un cenue fixe Les inclinations naturelles et l'amour-propre étant mortifiés par l'obéissance et la chanté, l'homme pieux a toujours son âme dans ses mains, et lui seul fait de sa volonté un usage énergique, noble, digne de la liberté humaine Réfléchissant là-dessus, je devinai que si, après avoir rendu la volonté libre des inclinauons des sens et libre d'elle-même, la paix, la vie, la fécondité, non seulement demeuraient dans l'âme, mais encore étaient immensément augmentées, il fallait que la volonté s'ordonnât alors à quelque chose qui n'appartenait ni au corps, ni aux facultés naturelles de l'âme, il fallait qu'il y eût dans l'âme un ressort surnaturel », OC XV, pp 827-837 (cf pp 833-834)
11. Le paysan de la Garonne (1966), OC XII, p 769
12. C'est en décembre 1634 que Surin arrive à Loudun II y est envoyé pour tenter de porter remède au trouble suscité, depuis un peu plus de deux ans, par les cas de « possessions » qui se multiplient dans le couvent des ursuhnes alors gouverné par leanne des Anges (cf M de Certeau, La possession de Loudun, Gallimard, 1970)
13. De la grâce et de l'humanité de Jésus (1967), OC XII, p 1112
14. Une grande amitié Correspondance 1926-1972, Gallimard, 1982, pp 245 et 261-262
15. Les grandes amitiés, OC XrV, p 763
16. Préface à la Correspondance de Surin, Desdée de Brouwer, 1966, p 18
17. De lame d'oraison (1925), OC XIV, p 81 [reéd Parole et silence, 1998] En dehors de cette référence, je n'ai relevé, dans toute l'oeuvre des Mantain, que trois lieux ou est évoquée la doctrine de Grou, et c'est toujours à propos de la question de la prière « indiscontinue » Cf Liturgie et contemplation (1959), OCXIV, p 111 , Le paysan de la Garonne, pp 965 et 968
18. Desdée De Brouwer, coll « Chnstus », 1966
19. Journal de Raïssa
(1963), OC XV, p 191
20. Relevons cependant qu'il s'agit en l'occurrence d'auditeurs prestigieux Rigoleuc, qui composera lui-même des traités de dévotion, et Surin L'ultime chaînon dans la transmission de l'oeuvre de Lallemant — à savoir l'intervention de son premier éditeur, Champion — soulève peut-être plus de quesuons Tel est en tout cas le sentiment exprimé par François Courel dans sa propre édiuon de la Doctrine spirituelle (Desdée de Brouwer, 1959)
21. Cf Crépuscule des mystiques, Desdée, 1991, pp 30-33 , La spiritualité moderne, Aubier, 1966, pp 425-440
22. Cf Histoire littéraire du sentiment religieux en France, t. V, Armand Colin, 1967, pp. 3-65
23. Cf La théologie mystique en France au XV1I1' siècle, Beauchesne, 1984
24. Il faut noter à ce propos leur attachement (ainsi que Véra, la soeur de Raïssa) à l'esprit et à la règle de saint Benoît En septembre 1912, tous trois devinrent même oblats bénédictins de l'abbaye Saint-Paul d'Oosterhout devant le père abbé dom Jean de Puniet Comment ne pas rappeler aussi la vénérauon des Maritain pour Benoît Labre et, par-dessus tout, leur proximité toute particulière avec la spiritualité de Charles de Foucauld (grâce à Louis Massignon) et la congrégation des petits frères de Jésus depuis leur première fondation à El-Abiodh Sidi Cheikh en 1933 ? Dix ans après la mort de Raïssa, Jacques prendra finalement l'habit des petits frères, le 15 octobre 1970 (jour de la fête de Thérèse d'Avila) Cf M Nurdin, « Mantain et les peuts frères de lésus », Cahiers Jacques Mantain, n° 35, 1997, pp 7-52
25 OC IV, pp 819-952
26. Jbid,pp 1189-1213
27. Cf Quatre essais sur l'espnt dans sa condition charnelle (1939), OCV1I, p 187
28. Cf Le paysan de la Garonne, p 965
29. M Olphe-Galhard, op at.p 148
30. Cf. Perfection chrétienne et contemplation selon saint Thomas d'Aqum et saint Jean de la Croix (Editions de la Vie spirituelle 1923). C'est à Garrigou-Lagrange que l'on doit la restauration d'une théologie spintuelle qui rompt avec les thèses communes au début du siècle — bien représentées par le traité publié en 1881 par Auguste Poulain sur Les grâces d'oraison — d'une voie mystique extraordinaire, exceptionnelle, en dehors du développement normal de la grâce baptismale
31. Liturgie et contemplation, OC XTV, p 107
32. « Il arrive d'ordinaire deux conversions à la plupart des saints, et aux religieux qui se rendent parfaits l'une par laquelle ils se dévouent au service de Dieu, l'autre par laquelle ils se donnent enuèrement à la perfection (. ) Cette seconde conversion n'arrive pas à tous les religieux, et c'est par leur négligence », Doctrine spintuelle, p 126
33. « Nous n'osons franchir le pas ( . ) Il ne faut donc que renoncer une bonne fois à tous nos intérêts et à toutes nos satisfactions, à tous nos desseins et à toutes nos volontés, pour ne dépendre plus désormais que du bon plaisir de Dieu et nous résigner enuèrement entre ses mains » (ibid, p 90) Cf De la vie d'oraison, p 29
34. Le paysan de la Garonne, p 1002
35. De la vie d'oraison, p 45 Ce passage de la Doctrine spintuelle (p 347) est à cet égard très souvent dté par les Mantain « Sans la contemplation, jamais on n'avancera beaucoup dans la vertu, et l'on ne sera jamais bien propre à y faire avancer les autres. »
36. Ibid, p 349 « C'est l'amour seul qui m'attire » , « Ma vocation, c'est l'Amour ! », Thérèse de Lisieux, OEuvres complètes, Cerf/Desdée De Brouwer, 1992, pp 210 et 226
37. Doctrine spintuelle, p 348.
38. Cf Liturgie et contemplation, pp 138-139
39. Le paysan de la Garonne, pp 970, 974-1006 (cf 976-981)
40. « Frère Thomas, nous dit Tocco, a été un homme merveilleusement contemplauf, mr mira modo contemplattvus Si sa sainteté a été la sainteté de l'intelligence, c'est qu'en lui la vie de l'intelligence était confortée et transilluminée tout enuère par le feu de la contemplation infuse et des dons du Saint-Espnt », Le Docteur angélique (1930), OC IV, p 51
41. Cf Carnet de notes (1965), OC XII, pp 293-358 et 408-418 Le petit livre De la me d'oraison, auquel je me suis souvent référé, ayant été écnt par les Mantain comme un directoire spintuel destiné aux seuls membres des Cerdes, a d'abord été publié dans une édmon hors commerce.
42. Le paysan de la Garonne, p 976