Qu'est-ce qu'une image divine ? Qu'est-ce qu'une icône ? Et dans quelle mesure est-il possible de parler d'icône ocddentale ? Quel secours ou quel bienfait attendre de l'image — ou de l'icône — sur le chemin de la vie intérieure : dans la liturgie et la prière, la contemplation, la méditation ?
Il est nécessaire de prendre beaucoup de champ pour tenter de répondre à ces questions. Et si l'essence de l'icône peut édairer notre intelligence de l'image, mieux vaut sans doute, aujourd'hui, et dans un premier temps, s'acheminer vers elle par la voie anthropologique plutôt que par la voie théologique. De même que l'icône, première image chrétienne, a pris forme de l'art profane et païen, de même c'est en la situant dans la condition ordinaire de l'homme, dans la nature humaine que nous pouvons en saisir le caraaère essentiel.
 

La représentation et l'Incarnation


La représentation est au coeur de l'homme. L'invisible est au coeur de la représentation. L'Incarnation est au coeur de l'histoire de l'art ocddental, et universelle, depuis le Christ.
La capacité de représenter n'est pas une espèce de luxe donné à l'espèce humaine, et comme un accident, heureux ou malheureux, ajouté à sa condition : elle est consubstantielle à notre humanité. Elle est fondatrice, essentielle. C'est parce qu'il est un être doué d'une capacité de signes et d'images, de parole, d'écriture, que l'homme se distingue de tous les vivants. Sans la représentation, ni l'espace ni le temps n'auraient pour l'homme d'existence.
En Jésus Christ, Dieu prend corps et visage, et l'éternel entre dans l'histoire L'incarnation de Dieu est l'événement dédsif de l'histoire humaine. Par la foi que nous avons en l'Incarnation, toute la condition de l'homme se trouve changée à nos yeux ou, si l'on préfère le dire ainsi, se révèle mystérieusement dans sa vraie lumière, son essence. C'est tout l'héritage humain, et toute l'Ecriture, rédts et prophéties, psaumes, qui se trouvent édairés et transfigurés, expliqués, par l'avènement de Dieu dans notre condition et notre histoire. Tout change si, voyant le Fils, nous voyons le Père et si, voyant tout homme, notre prochain, et nous voyant nous-même, nous voyons le Fils. Et tout ce qui succède à sa venue parmi nous est scellé par elle jusqu'à la fin du temps. Telle est la foi chrétienne. Tout, de l'économie à la politique de la morale au savoir, de la philosophie à l'art.
 
« Comment faire une image de l'Invisible ? demande saint Jean Damascène. Comment représenter les traits de ce qui n'est à nul autre pareil ? Comment représenter ce qui n'a quantité ni grandeur ni limites ? Quelle forme assigner à ce qui est sans forme ? Que fait-on ainsi du mystère ?
Si tu as compris que l'Incorporel s'est fait homme pour toi, alors, c'est évident, tu peux exécuter son image humaine. Puisque l'Invisible est devenu visible en devenant chair, tu peux exécuter l'image de Celui qu'on a vu.
Puisque celui qui n'a ni corps ni forme ni quantité ni qualité, qui dépasse toute grandeur par l'excellence de sa nature ; oui, puisqu'il a pris la condition d'esdave lui qui est de nature divine ; puisqu'il s'est réduit à la quantité et à la qualité et qu'il s'est revêtu des traits humains ; grave donc sur le bois et présente à la contemplation Celui qui a voulu devenir visible. »

Le Christ n'a rien écrit, et aucun de ceux qui ont transcrit ses paroles et noté ses aaes, ses gestes, n'a dessiné ni peint son visage, ne l'a même décrit par des mots. Personne, un peu plus tard, ne l'a représenté de mémoire. Pourquoi ne pouvons-nous pas imaginer certainement le corps et le visage de Dieu ? Et pourquoi les plus proches du Christ, après la Résurreaion, dont nul ne fut témoin, ne le reconnaissent-ils pas ? Ils ne le reconnaissent ni dans le jardin du sépulcre, ni sur la route d'Emmaùs, ni péchant sur le lac, ou plutôt le reconnaissent autrement qu'à l'ordinaire Le reconnaissent à sa voue, à sa parole au geste qui partage et bénit le pain. A la parole entendue sur la route et qui leur brûlait le coeur : ils s'en souviennent. Oui, pourquoi cette absence d'un portrait du Christ ? Est-ce parce que le portrait de Dieu serait une idole ? C'est que Dieu a pour visage tout visage humain. Et le visage invisible de l'homme son visage intérieur.
Mais le désir de voir le visage de Dieu est en nous profond. Le désir de voir le visage du Christ comme une foule jadis, un peuple, et quelques-uns chaque jour, le virent, de l'aube à la nuit, d'une saison à l'autre, à l'ombre des maisons et dans la lumière de midi. « Seigneur ! montre-moi ton visage » C'est le désir de l'amour.
Désir ancien de voir le visage du Christ. C'est ce que signifie le linge du roi d'Edesse 1 et le voile de Véronique ou le suaire de Turin. D'une autre façon, c'est ce qu'indique le thème de Lue peintre de la Mère de Dieu, et premier iconographe en même temps qu'évangéliste (mais cela veut dire aussi l'accord nécessaire de l'icône et de l'Ecriture). Et Jean Damascène en témoigne. A la justification théologique de l'icône du Christ, il ajoute : « En outre, c'est notre désir que de voir ses traits. »
Le Christ est dans sa parole — c'est son visage pour le coeur — et dans le saaement du pain et du vin : son corps et son sang. En cela, il est présent. Non pas représenté mais présent. Non représentation mais présence.
Aucun portrait du Christ mais son icône. Et l'Incarnation fonde la représentation de Dieu, sa légitimité, son bienfait et sa grâce. Avec la parole et le saaement, avec le geste et le signe, l'icône constitue la liturgie chrétienne. Et il serait impossible de rien comprendre à l'histoire de l'art occidental — de l'art universel — si l'on oubliait l'essence chrétienne de cet art, son origine christique, et la place de l'icône — image divine — dans sa naissance. L'art profane — et même les images profanatrices — n'est pleinement intelligible que dans son rapport avec l'art de l'icône, origine et coeur de l'art chrétien.
 

Le portrait et l'icône


Aucun portrait du Christ. Mais de Paul ou de Pierre, aucun portrait ? L'une des origines de l'art chrétien se trouve dans les portraits du Fayoum. L'Egypte devenue romaine, l'usage s'instaura de poser sur le linceul et le visage des morts ensevelis leur portrait peint à la dre sur des planchettes de tilleul ou de sycomore de cyprès, et de leur vivant en prévision de la tombe et de la nuit, du passage. Par là se rejoignaient le culte égyptien et la peinture romaine, l'art et le rite, le masque funèbre et le portrait. Ces visages, et leur regard, nous étonnent. Nous sommes étonnés de voir s'unir ainsi la vivadté singulière d'un vivant saisi dans son temps ordinaire sa journée et, par le rite qui les a suscités, une présence qui affronte la mort et la traverse. Nous sommes frappés de voir ensemble un portrait mondain, profane, et le signe, saaé, d'un appel vers l'autre vie. Face au regard de ces visages, Malraux parlait d'« une veilleuse d'éternité » 2.
Il se peut que les premiers chrétiens aient eu le désir, si naturel, de conserver l'image des disdples et des apôtres, le visage de ceux qui avaient vu le visage et le regard du Christ, qui avaient entendu la parole qu'il leur apportait. Je me souviens d'un diptyque exposé naguère à Paris et conservé à la Bibliothèque apostolique vaticane : bois peint du IIP ou du IV siède, relique de la communauté chrétienne primitive de Rome et représentant sur l'une et l'autre face vis-à-vis, Pierre et Paul. L'espace intermédiaire ne permettait d'y insérer aucune relique. Sans doute la relique prédeuse, est-elle l'image de ces pères dans la foi. L'image est la relique : ce qui reste dans la mémoire. Mais il ne s'agit pas d'icônes, il s'agit bien de portraits, analogues à l'art romain de cette époque, analogues aux peintures des sépulaes 3.
Ce qui nous conduit à dire que nous sommes en présence d'un portrait, et non d'une icône, c'est que nous trouvons dans ces peintures quelque chose de réel, de quotidien, et que nous ne ressentons pas le signe ou le rayonnement de l'invisible, la présence surnaturelle de la personne son visage et son corps glorieux — même si l'image nous porte à vénérer le disdple et l'apôtre le saint, à l'invoquer, à le prier.
L'art sacré de la figuration de la personne, l'art chrétien, il a fallu quelque temps pour qu'il naisse. Il a fallu quelque temps pour qu'il se dégage de l'art profane du portrait. Il a fallu quelque temps pour que l'art païen se fasse chrétien. Les formes et les techniques antiques — de l'image à l'architeaure — ont formé le corps de l'art chrétien, mais il fallut inventer l'esprit nouveau, et qu'il souffle en toutes les représentations. Et peut-être fallut-il, pour qu'une « théologie de l'icône » se formule et s'établisse, que la querelle iconoclaste édate et mette en question, violemment, la légitimité de représenter Dieu, dans le Christ, et la place de la figure humaine dans l'église.
 

Icône


Qu'est-ce qu'une icône ? Ce qui la définit ne tient pas à la matière dont elle est faite ni à ses dimensions. Aucun des critères que propose l'histoire de l'art, ni le simple inventaire des formes, ne permet de définir l'icône L'essence de l'icône n'est pas en ce que l'image est mobile ou fixe ; peinte, sculptée, ou brodée ; peinte à la cire ou à l'oeuf ; grecque, slave, latine ; de bois ou de métal ; petite ou grande ; andenne ou récente ; savante ou naïve et ainsi de suite... Ce ne sont ni les styles ni les modes de représentation ou les techniques qui décident de l'essence de l'icône
Ce qui désigne l'essence de l'icône au fidèle comme à l'artisan n'est pas d'ordre historique ou esthétique mais théologique. L'art de l'icône est un art théologique. L'icône est une image liturgique. En ce sens, il est facile de dire ce qui empêche une image d'être une icône, même si le sujet en est religieux, chrétien, et pieuse l'intention de l'artiste. Plus la représentation s'éloigne du texte et de son sens spirituel, plus elle préfère le speaade à l'invisible, le divertissement et la distraoion au recueillement et au chemin vers l'intérieur, et plus elle devient étrangère à l'essence de l'icône. Est-ce affaire de degré ? S'agirait-il de quelque chose comme d'une sdence exaae ? Ou l'esprit de finesse et l'esprit de géométrie doivent-ils s'accorder sans que soit jamais oublié le fait que toujours l'image — ou l'icône — implique celui qui la contemple, consdence prise dans l'histoire ?
L'icône est analogue, voire identique, au temple. Le temple est le passage entre la terre et le ciel, le ciel et la terre Entre l'homme et Dieu. Le temple du temple est le coeur de l'homme. C'est par ce lieu du coeur et ce lieu de passage que se définit l'icône. En ce sens, elle ne diffère pas de la liturgie. Elle est un mode liturgique. Et la façon même dont l'artiste la forme est de l'ordre de l'ascèse et de la liturgie La place de l'icône est donc dans le sanauaire, et sur l'autel. Mais elle se trouve aussi dans la maison qui, grâce à elle, devient comme un temple, et s'oriente vers le surnaturel, ménage un passage de l'homme vers Dieu et de Dieu vers l'homme. Mais elle peut être aussi emportée par le voyageur, le pèlerin, comme un livre, comme un Evangile. Elle est proche du coeur de l'homme qui va. Et lorsqu'il s'arrête et pose devant soi l'icône, la sainte image, il est comme dans un temple, il entre dans le temple intérieur. Prière peinte, peinture consacrée et bénie l'icône a pour fin d'allumer et de conduire la prière, la méditation. Aussi n'est-il pas nécessaire que celui qui prie la regarde la contemple. Paradoxalement, l'icône invite à fermer les yeux sur la nuit intérieure, vers la lumière qui éclaire tout homme en ce monde, comme le rappelle Antoine Bloom :
 
« Les icônes aux murs de nos églises ne sont pas simplement des images ou des peintures : une icône est un signe de la présence réelle. Saint Jean Chrysostome nous conseille avant de prier, de nous placer devant une icône et de fermer les yeux. Il dit : " Fermez vos yeux ", parce que ce n'est pas en examinant l'icône, en l'utilisant comme une aide visuelle, qu'elle nous soutient dans la prière (...) Peindre une icône, c'est faire acte de prière » 4.

Le danger, c'est de considérer qu'il y a deux théologies de l'icône : Occident et Orient. L'Eglise, latine et orientale, professe une seule théologie de l'image, issue d'un concile commun : Nicée II. Le danger serait de confondre l'esprit de l'icône avec l'obligation d'un style, avec un style ; et de distinguer ce qui est de l'ordre de l'icône et ce qui ne l'est pas en fonction de territoires et de nations, en fonaion d'un clivage historique marqué par des décisions dogmatiques ou des querelles ecdésiastiques : à ce compte, bien des « icônes » russes, à partir du XV1P siècle, appartiennent plus à l'art dit sulpicien qu'à la tradition byzantine. Et l'art roman de Catalogne serait-il étranger à l'esprit de l'icône parce que né en terre catholique et latine ? Non plus que la mode et l'engouement — ces reproduaions d'icônes byzantines aujourd'hui nombreuses dans les églises occidentales —, l'étroitesse de certains iconophiles, et leur penchant à l'anathème, n'aide à penser l'image chrétienne et l'essence de l'image sacrée liturgique, l'essence de l'icône
Le prindpe, l'un des principes, c'est d'être fidèle à la parole, au texte, à la scène au sens obvie du texte (et non de s'attarder au détail, de surcharger, de prendre le texte pour occasion et prétexte de divertissement, fût-ce d'un pieux divertissement). Et c'est pourquoi le canon byzantin est propice à l'icône Elle ne s'y réduit pas.
 

Lumière du Tabor, lumière d'Emmaùs


Parlerons-nous d'icône universelle ? Parlerons-nous d'icône orientale et d'icône ocddentale ?
L'icône peinte comme toute peinture est en relation avec le dessin et avec la couleur : peut-être la ligne et le dessin ont-ils pour fonction de dire le sens en relation avec la darté de la parole sainte ; peut-être la fonction de la couleur est-elle de dire — de traduire — le mystère de cette parole sa gloire intime l'ineffable ; et l'un et l'autre — dessin et couleur — se conjuguant comme le dogme et la musique la sobriété et l'ivresse la raison et la foi. Mais l'essence de l'art de l'icône parce qu'elle est d'ordre spirituel, est dans son rapport avec la lumière non la lumière d'ici-bas, fût-elle la plus vive mais la lumière surnaturelle. Et c'est ce que signifie l'or et le nimbe dans l'icône orientale l'or, qui n'est pas une couleur, mais une matière, inaltérable qui signifie l'éternité. Toutefois, une couleur, dans son rapport avec les autres couleurs, peut signifier la lumière éternelle, la gloire.
C'est en cela que la lumière du Tabor, la lumière de la Transfiguration, peut être prise pour la lumière même de l'icône dont elle procède à quoi elle tend et qu'elle signifie. Mais il est bon de remarquer que souvent, l'amande lumineuse, dans laquelle est figuré le Christ, s'entoure d'un limbe de nuit.
Si nous parlons d'icône ocddentale c'est toujours en fonction de la lumière surnaturelle. Mais, en ce cas, cette lumière est cachée à nos yeux : elle est sensible au coeur. Elle est cachée comme le Christ fut caché dans l'humanité et le demeure La lumière de l'icône occidentale est la lumière d'Emmaùs. Et c'est le sens de l'art flamand, de l'art du Nord, des Primitifs à Rembrandt. Cette spiritualité d'un Dieu incarné dans la vie quotidienne présente commune et jusqu'à l'invisibilité, n'est pas moins chrétienne et orthodoxe que la spiritualité qui nous tourne vers la gloire céleste.
Peut-être sont-ce là « deux ailes » pour traverser les apparences du monde ? Et sans doute vaut-il mieux, plutôt que de réserver l'art de l'icône à l'Orient, affirmer que toute icône se définit par son rapport à la lumière divine la lumière intérieure et considérer que la lumière du Tabor et la lumière d'Emmaùs, la lumière éblouissante et la lumière cachée la lumière de Pâques et la lumière de la Nativité, sont les deux voies par lesquelles le coeur s'approche du mystère. Le feu qui brûlait le coeur des disciples sur la route préparait leur regard intérieur à s'ouvrir et à reconnaître le Christ à la fraction du pain : sa présence réelle dans la lumière habituelle
« On se fait une idole de la vérité même », dit Pascal. On doit en dire autant de l'icône L'icône mène au-delà. A s'y arrêter, à la changer en chose, même sublime au lieu de la traverser, on transforme le chemin en mur, en obstacle. Peut-être en chute. Mais il est clair que la connaissance de l'icône, telle qu'elle est connue dans l'Eglise orthodoxe est une purification du regard et de l'esprit. Elle est une purification de notre intelligence de l'image et de la représentation. Juste pensée, juste louange, l'orthodoxie de l'icône, sa théologie, peut modifier jusqu'à notre approche des représentations profanes, la rectifier. Voie mystique l'icône oriente nos chemins ordinaires.
 

Le visage et le regard


Peut-être le visage est-il le prindpe de l'icône C'est le visage qui est le signe de l'homme, et non seulement son corps et la forme du corps ; c'est le visage qui le distingue de toutes les aéatures. Certes, le corps tout entier de l'homme, sa chair, avec le visage, par quoi l'homme est fait à l'image et à la ressemblance de Dieu — son corps, son visage son être entier, charnel et spirituel —, le corps de l'homme est le temple de Dieu. Et Dieu dans le Christ s'est incarné absolument. Certes, le corps, l'architecture du corps humain, ses mesures, sa struaure ses proportions, dans bien des religions, a servi de modèle au temple ; et la aoix latine des églises rappelle la aoix et le corps du Christ. Mais nous pouvons considérer le visage comme ce qu'il y a de plus humain et de plus divin dans l'homme.
Et dans le visage, le regard : par quoi nous ne pouvons regarder l'autre sans qu'il nous regarde, autre moi-même ; par quoi nous sommes au bord de l'invisible intérieur, de l'âme, de l'esprit, en présence de la présence mystérieuse. Si les traits du visage du Christ ne sont pas décrits dans l'Evangile, c'est que le visage du Christ était regard et que ce regard ne se regardait pas plus fixement que le soleil : soleil intérieur. Aujourd'hui, si nous cherchons le visage du Christ au sein de notre nuit, si le Christ nous regarde ce regard de Dieu, cette présence humaine, est en nous comme une parole silencieuse.
Voyant dans la lumière l'essence de l'icône, nous étions en chemin de reconnaître pour essence de l'icône le regard du Christ. Lumière intérieure, regard intérieur : orient de l'icône. Icône orient de l'image.
L'icône, dans cette relation au Visage intérieur, s'efface en même temps qu'elle est visible. Elle est analogue au sanauaire, au temple, à l'échelle de Jacob, passage, dans la nuit du songe, entre del et terre, entre terre et del. Elle est frontale et elle est verticale La plus haute beauté, la plus grande beauté lui est nécessaire pour conduire à ce qui est source de la beauté, et qui est au-delà de la beauté. Lumière audelà du feu, et présence au-delà de toute lumière : « Je suis celui qui suis. » La beauté elle-même évangélise. Elle est rappel et promesse de la vie adamique et de la vie éternelle. Elle est grâce.
Philocalie
— « amour de la beauté » —, l'icône conduit à la beauté de l'Amour, Amour dans notre nuit bénédiction et baume sur nos désarrois et nos plaies. De même la philosophie, si elle ne s'enferme pas dans ses propres édifices, si elle ne se perd dans ses dédales, peut-elle conduire à la Sagesse et à la guérison. Comme il est une transcendance de la pensée, il est une transcendance de l'image et de la représentation : c'est toujours passer outre, passer au-delà. Mais nous ne traversons nos limites que si l'Illimité vient à notre aide, et traverse le premier la muraille de notre nuit.
Ajoutons ced : le regard de l'icône nous regarde au fond des yeux, au fond du coeur. U nous regarde du fond de notre coeur. Mais aussi le visage des saints sur l'icône, et le visage du Christ lui-même, est le regard qui contemple la gloire de Dieu. Le visage représenté du Christ et des saints peut nous apparaître comme contemplant et reflétant la lumière éternelle. Miroir du soleil donné à contempler aux yeux terrestres. Comment ne pas rappeler id, en l'appliquant à l'image, ce que dit saint Paul parlant de la connaissance et de la foi ? « Nous connaissons en énigme et comme dans un miroir. Alors nous connaîtrons comme nous sommes connus. »
 

Le temps et l'éternel


L'Incarnation n'est pas seulement Dieu devenu parmi nous visage et corps, regard. L'Incarnation a lieu dans l'histoire, elle donne sens à l'histoire, et l'Evangile est un récit. Pour nous instruire de Dieu et de nous-mêmes, l'Evangile raconte ce qui s'est accompli, et ce récit donne sens au rédt du monde et au récit de notre vie en ce monde. Peut-être l'Occident a-t-il choisi de mettre davantage l'accent sur l'histoire et l'Orient sur l'éternel ? Mais ici se découvre une autre fonaion de l'image chrétienne : sa fonaion narrative, didaaique. Andenne, la distinoion entre les deux fins de l'image chrétienne — le récit et la prière, ou le culte — se trouve ainsi énoncée par saint Grégoire le Grand : « Une chose est d'adorer une peinture une autre chose d'apprendre par la représentation d'une scène ce qu'il faut adorer. Ce que l'écrit apporte à ceux qui savent lire, la peinture l'apporte aux illettrés qui la regardent puisqu'ils y voient ce qu'ils doivent imiter ; les images sont les lettres de ceux qui sont sans lettres, elles sont la leaure de ceux qui ne savent pas lire, surtout chez les païens. »
Pour les fresques ou les mosaïques, les tapisseries, où sont figurés, de part et d'autre de la nef, les récits de l'Ancien Testament et de l'Evangile de l'Apocalypse, parlera-t-on encore d'icône ? La place de ces images est moins frontale que latérale. L'histoire du Salut se retrace le long d'un déplacement — par fresques, vitraux, chapiteaux... — et dans un vis-à-vis où l'Ancien et le Nouveau se reflètent l'un en l'autre, dans leur concordance. Le fidèle en marche vers l'autel, la sainte table, est comme accompagné par la procession des sièdes, il en fait partie, il la récapitule et traverse le temps jusqu'au seuil de l'éternité : ce pain et ce vin, non pas image, mais réalité surnaturelle.
Il n'est pas invité à faire face aux scènes qu'il longe, il ne s'arrête pas longuement devant elles. Il n'est pas appelé à traverser le regard des saints et du Christ pour entrer vivant dans l'invisible II n'est pas indté à la prière mais à la mémoire. Son esprit et son regard sont moins portés à se rassembler en un point qu'à regarder ce qui se joue devant lui comme cela s'est joué pour les aaeurs et les témoins du drame, de l'épisode. Il est requis par ces représentations immobiles, et instruit par elles, ému, enseigné, comme par les représentations du théâtre saaé, ou le passage d'une procession. A l'autel, le saaement et l'icône : la liturgie ; sur le parvis et les parois de la nef : l'image et le mystère, le jeu liturgique Et ces images de l'histoire sainte et de la vie du Christ sont hors de portée de la main, soustraites aux lèvres du fidèle en cela différentes de l'icône vénérée par le contact le baiser, la flamme d'une veilleuse.
L'opposition de l'image frontale et de l'image latérale est certainement une def pour distinguer l'image chrétienne de l'icône, de même que l'immobilité ou le mouvement du fidèle par rapport à la représentation. Encore faut-il qu'elle ait quelque souplesse. Le Chemin de croix est comme une suite d'icônes — images à hauteur des yeux, suite narrative faite de haltes, de « stations », et dont chaque moment chaque tableau, appelle méditation et invocation, contemplation. A une vision centrale terme ultime et sortie de l'Histoire — s'il s'agit du Christ de l'Apocalypse et du Jugement de la Parousie —, le tympan de l'église unit la représentation du temps, le récit, l'assemblée des scènes, les personnages. Et il faudrait id comparer le retable et l'iconostase, invention gémellaire de l'Orient et de l'Ocddent. Et constater que l'iconostase orientale analogue au tympan d'Ocddent accompagné des statues-colonnes, conjugue la vision frontale (le Christ tout-puissant l'Eternel) et l'approche latérale (la Vierge et saint Jean, les apôtres, tous les apôtres et disdples jusqu'à nous, qui prenons leur suite face à l'autel, appelés à la communion). Cette même disposition se retrouverait jusque dans la peinture de réfedoire dont l'exemple est la Cène de Léonard : le rédt le drame, d'un bout à l'autre de la table et l'instant éternel du Christ, son visage face à nous. Chaque homme face à lui, chacun des convives. A la distinction du frontal et du latéral s'ajoute celle de la coupole et du plafond (figuration propice au del et aux nuées, aux astres, aux anges, à la fin ou à l'origine des temps), et même le sol : où sont aussi figures et géométries, labyrinthe L'homme regarde avec son corps — du moins selon son corps. Une image n'agit pas de la même manière selon qu'elle est dans un livre, au mur d'une chambre, sur l'autel, dans la hauteur d'un édifice ou sa crypte dans la pénombre ou la lumière touchée par la lumière ou traversée par elle.
Cette différence d'ordre spatial en indique une autre, essentielle : la différence entre le temps et l'éternel. Or, le coeur de la religion chrétienne est la foi en un Dieu éternel et incarné dans le temps, l'assumant, le rédimant le réintégrant à son origine édénique mais enrichi par l'épreuve du temps, marqué par l'expérience de la destruction et de la mort et la vidoire sur le temps et la finitude Par là, sans doute, se trouve réduite l'opposition entre l'image chrétienne orientale, qui serait seule « icône », et l'image chrétienne ocddentale, qui cesserait d'être icône au tournant d'on ne sait exaaement quelle date et dans le sillage des querelles dogmatiques.
Mais il faudrait aller plus avant. La représentation dramatique, théâtrale, est une forme de narration, comme peut l'être l'image peinte ou sculptée. L'Evangile est au prindpe du théâtre chrétien, et les scènes de l'Evangile ne sont pas seulement des « tableaux », ce sont des drames, une aaion qui se joue. Entre la liturgie et le théâtre saaé s'établit une relation analogue à celle de l'icône contemplative et de l'image narrative. Et dès le manuscrit, dialoguent le texte et l'image la scène et le récit, ils collaborent. Au tournant de la Renaissance, le théâtre informe de façon nouvelle la peinture, et la peinture est théâtre et mise en scène largement.
Le théâtre, joué ou figuré, serait-il donc étranger à la représentation spirituelle, à la représentation chrétienne ? L'imaginaire et l'imagination n'auraient-ils aucune part dans l'économie du salut V La grande réponse fondatrice est celle d'Ignace et des Exercices spirituels. C'est à une peinture intérieure c'est à vivre l'intérieur d'une peinture, c'est au drame de la vie du Christ que le fidèle, le méditant, pour s'éveiller et se réveiller à Dieu, se trouve convié : par la pratique et la méthode que l'on sait. Il se trouve convié, il se trouve invité, appelé, conduit à trouver sa place dans le drame. Il n'est pas seulement le témoin d'une scène, il en est l'aaeur. Il est au coeur de ce qui se joue en lui-même. C'est ainsi que Zachée qui est monté dans l'arbre pour voir passer le Christ sur la route et qui se cache un peu dans le feuillage, soudain se voit vu et s'entend appeler par Dieu marchant dans la poussière, et Jésus le presse de descendre parce que ce soir il dînera chez lui.
Nous-mêmes, moi-même qui entends ce récit de l'Evangile, où suis-je quand le Christ lève les yeux vers celui qu'il a choisi pour hôte" ? Qu'ai-je entendu ? Parole pour aujourd'hui, dans le monde présent. Je ne suis pas l'aaeur ou le figurant d'une scène andenne, imaginaire il me faut me réveiller à ma vie réelle à ma vie à vivre. J'ai entendu et regardé, médité, pour agir, moi-même, et prendre part à toute l'oeuvre humaine.
On ne saurait penser l'histoire de l'image ocddentale, saaée ou profane, archaïque ou moderne et contemporaine, sans s'interroger sur la nature de l'icône et sur le rôle de l'« application des sens » et de la « composition de lieu ». L'imaginaire, comme la raison, dialogue avec la foi et avec l'Invisible et l'Inconcevable Sanaifié, l'imaginaire conduit à la vie sanctifiée. Purifié, il purifie, selon son ordre.



1. Abgar, roi d'Edesse, était lépreux. Il entendit parler du Christ et crut qu'il guérirait s'il le voyait, mais il était trop faible pour se mettre en route Celui qu'il envoya vers le Chnst ne parvint pas à reproduire ses traits Le Chnst eut pitié II pressa contre son visage un linge où s'imprima son image et le donna à l'envoyé en même temps qu'une lettre Le roi guént Ce linge — le mandylion — est la première icône « acheiropoiète » (non faite de main d'homme), archétype de l'icône de la Sainte Face Cette tradition de l'Eglise d'Onent est analogue à celle du voile de Véronique dans l'Eglise d'Occident (voir Léonide Ouspensky, Théologie de l'icône dans l'Eglise orthodoxe, Cerf, 1993)
2. Dans La perspective inversée suivi de L'iconostase et autres écrits sur l'art (L'Age d'homme, 1992), le père Paul Florensky évoque « l'icône et les manifestations culturelles et histonques apparentées (le masque égyptien et le portrait hellénistique) ».
3. Hans Belting date ces peintures du VIII' siècle (Image et culte, Cerf, 1998, p. 166)
4. Prière vivante, Seuil, 1981.