« Père, je veux partir ! » Avec son talent d'écrivaine soucieuse des traditions spirituelles et des mythes, Jacqueline Kelen s'essaye ici à réécrire la parabole évangélique de l'enfant prodigue, non sous la forme d'un récit classique mais en entrant dans les sentiments des différents personnages mis en scène. Chacun d'entre eux s'exprime à la première personne pour partager ses états d'âme, mais aussi, de manière plus originale, se réfère aux textes de l'Ancien Testament. Ainsi le père évoque-t-il la sagesse de Qohélet, le fils parti la situation de Jonas à Ninive, l'aîné l'épisode de Caïn et d'Abel… Il y a là un réel effort d'imagination des scènes et des sentiments intimes qu'elles suscitent. Celui-ci va d'ailleurs jusqu'à la fiction, enrichissant la parabole de nouveaux personnages. Dans une sorte de longue conclusion, Jacqueline Kelen propose sa propre interprétation du récit de Luc : se démarquant d'une explication psychologique, elle interroge aussi la tradition chrétienne dominante qui se focalise exclusivement, de manière souvent négative à ses yeux, sur la thématique du pêcheur repenti. Seuls sont mis en valeur l'amour du père, la miséricorde divine, souligne l'auteure. Plutôt que de se flageller, de ressasser son péché, le fils prodigue obéit davantage à ce mouvement de teshouva dont parle le judaïsme, une transformation de vie radicale. Se réclamant d'une tradition gnostique présente chez Maître Eckhart insistant sur « l'homme intérieur », l'auteure voit d'abord dans le parcours du fils prodigue une forme d'expérience initiatique. En ce sens, la variation littéraire qu'elle propose n'est pas sans faire penser aux romans d'Hermann Hesse, tels que Siddhartha (1922). « Le noble fils qu'on dit prodigue a échoué avec grâce, il a tout dépensé mais l'essentiel lui reste : l'amour du père, son âme immortelle, la joie sans fin. Il a tout dépensé mais il n'a rien perdu. »