Le rythme de la Liturgie des heures ponctue l'ouverture des sept chapitres dévoilant au lecteur les étapes de la vie de Hildegarde de Bingen (1098-1179), mystique, femme de lettres, musicienne, abbesse de monastère au rayonnement intense. L'auteur précise d'emblée le « parti pris » de son travail : non pas « actualiser » Hildegarde mais « la comprendre à travers le monde qui était le sien », dont les affrontements souvent violents, au sein de l'Église, entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel. Il analyse les « miroirs déformants » qui, au fil des siècles, en ont fait « la sibylle du Rhin » annonçant la fin du monde ou un « médecin inspiré par Dieu », sans compter certaines interprétations féministes contemporaines. Puisant avec reconnaissance aux sources des travaux universitaires sans dédaigner celles des hagiographies, mettant les unes et les autres à leur juste place, Daniel Elouard dessine avec une sobriété respectueuse le portrait de cette femme étonnante. Elle témoigne d'une grande liberté dans l'exercice de ses charges, en quittant, par exemple, le monastère où elle vécut quarante ans pour fonder le sien, ou bien en pratiquant des exorcismes, alors que cette fonction était réservée aux hommes. Plus profondément, la conjonction de ses fragilités physiques avec une force efficace échappe à toute explication rationnelle. La traversée douloureuse de crises récurrentes de paralysie, entre autres maladies, ne l'enferme pas dans le dolorisme, mais la rend méfiante envers les excès d'ascèse, et conforte sa tendance à glorifier Dieu dans la joie plus que dans la douleur. Elle exhorte de nombreux visiteurs, les guérissant spirituellement, et, pour certains, physiquement.

C'est à 42 ans et sept mois que, brutalement, elle reçoit de Dieu « l'intelligence pour expliquer les livres » et, dans la foulée, l'injonction d'écrire les visions qui se sont succédé depuis sa petite enfance et demeurent dans son âme. Ces visions se déroulent dans son esprit : « Je reste éveillée, les yeux grands ouverts sur le monde. » Autant dire que, chez elle, contemplation et action sont indissociables. Elle ne prétend pas tout dire ou tout comprendre du mystère de Dieu : « même si chaque vision est ensuite expliquée, il reste tellement d'obscurités que cela devient un gage d'authenticité quand on veut la faire passer pour prophétesse », note son biographe d'aujourd'hui. Elle ira jusqu'à créer des mots nouveaux (en témoigne son glossaire d'un peu plus de mille mots avec leur explication en latin, et assez souvent en allemand) pour mieux chanter l'énergie primordiale de la Création manifestée par la lumière et le feu. Grâce à l'implication de Bernard de Clairvaux à qui Hildegarde s'était adressée, le pape Eugène III reconnaîtra les textes de cette dernière comme inspirés par l'Esprit.

Elle « passera vers son époux céleste » à l'âge de 82 ans. Après sa béatification en 1244 commencera l'histoire longue et mouvementée de sa canonisation. Elle sera proclamée sainte et docteure de l'Église par le pape Benoît XVI en 2012.