Les Béatitudes invitent à découvrir l'existence humaine sous un tout autre éclairage que celui qui nous est familier. Et, dans cette lumière, tout semble bâti en paradoxes : se pourrait-il que ceux qui pleurent et sont dans le deuil soient appelés « heureux » ? Peut-on dire cela sans ciller ? De même pour ceux qui se retrouvent entièrement dépourvus, à la merci des autres, les « pauvres en esprit » – qu'on pourrait traduire par « pauvres au plus profond d'eux-mêmes1 » ? C'est dans ces mêmes harmoniques qui déroutent le regard et l'oreille qu'il faut entendre « heureux les doux : ils auront la terre en partage2 ».

C'est vrai qu'on aime bien les doux, leur contact est agréable : à les fréquenter, on n'aura pas la désagréable surprise de se blesser à des épines ou de tomber sur une lame coupante. Avec eux, on se sent accueilli tel qu'on est et l'on sait qu'on n'aura pas besoin d'armes ou de bouclier pour se défendre. Donc, les doux, très bien, merci Seigneur ! Mais d'ici à leur confier les clés du camion… C'est autre chose ! Car on n'a pas trop envie, en fait, de les voir aux postes de responsabilité. Sauront-ils trancher ? Pourront-ils résister aux assauts de tous ceux qui viendront réclamer leur dû ou contester leurs décisions ? Seront-ils suffisamment chefs, capables d'entraîner les autres en indiquant un horizon, soucieux de mettre de l'ordre là où il en faut pour avancer ensemble et ne pas se disperser ? Auront-ils le courage de « dire les choses » ? Autrement dit, de parler en vérité, même quand celle-ci n'est pas du tout agréable à entendre ?

Or la béatitude dit : « Ils auront la terre en partage. » On traduit parfois : « Ils hériteront la terre. » En clair, ça veut dire que la terre, c'est à eux