La belle expression de Jean XXIII, « Taizé, ce petit printemps… », a fait florès, on s’en souvient, pour désigner l’aventure de la communauté née en Bourgogne voici plus de soixante ans. Mais ici, Sabine Laplane, religieuse apostolique de Saint-François-Xavier, s’attelle à la biographie spirituelle de son fondateur, frère Roger Schutz (1915-2005), une décennie après son assassinat tragique. À travers un travail fouillé et des citations judicieusement choisies, un regard admiratif mais qui ne masque pas les silences voire les contradictions de l’homme, le propos dessine un portrait réussi. On suit ainsi les méandres complexes de la vocation de Frère Roger, issu d’une famille pastorale suisse qui compte parmi ses ancêtres un vieux catholique, et marqué par un rapport difficile à son père. Peu tenté par le ministère de pasteur, le jeune Schutz fait déjà preuve d’un indéniable don d’écrivain qui le pousse à contacter André Gide. Mais, comme un Emmanuel Mounier ou un Dietrich Bonhoeffer au même moment, Roger Schutz est surtout attiré par le modèle communautaire, occasion pour lui d’un retour aux sources évangéliques qui peut répondre à la crise spirituelle de son temps. Fait moins connu peut-être, c’est en grande partie sous l’influence de Port-Royal et de Saint-Cyran notamment, qu’il va réfléchir un modèle monastique qui détonne dans le monde protestant. Dès les années 1940, l’achat d’un domaine non loin de Cluny incarne le début de l’expérience… Comment expliquer qu’à partir de « presque rien », Taizé soit devenu le phénomène religieux international que nous connaissons aujourd’hui ? Le flair spirituel et la ténacité de Frère Roger y sont à coup sûr pour beaucoup. Car on mesure ici combien il sait répondre à l’air du temps par de grandes intuitions qui trouvent écho dans les attentes de ses contemporains : accueil des réfugiés durant la guerre, réconciliation entre les peuples ensuite, sens de l’oecuménisme qui le fait se rapprocher du monde catholique et orthodoxe, ouverture aux nouvelles générations à compter des années 1960-1970, avec ce coup de génie du « Concile des jeunes » qui préfigure les Journées mondiales de la Jeunesse créées par Jean Paul II. Oui, incontestablement, Frère Roger a du « nez », mais aussi une ténacité que peut cacher sa fragilité apparente, avec une capacité surprenante à brusquer les contacts et les événements qui n’est pas du goût de tous, tant s’en faut. Seront difficiles en particulier les liens de Taizé avec le protestantisme français officiel, qui soupçonne en lui une forme de « crypto-catholicisme », et les échanges avec les milieux romains classiques. Et puis, que de relations, de contacts qui vont accompagner le Concile et les années qui suivent : dom Hélder Câmara, René Beaupère, Mgr Le Bourgeois, mais aussi Paul Ricoeur, François Mitterrand ou Jean Paul II ! Avec Mère Teresa, Frère Roger n’hésite pas à écrire ce message qui traduit bien son souci de l’unité chrétienne au-delà des différences : « Nous te remercions, ô Christ Jésus, de ce que l’Église catholique soit l’Église de l’Eucharistie… Nous te remercions de ce que les Églises protestantes soient les Églises de la Parole… Nous te remercions de ce que les Églises orthodoxes soient conduites par fidélité à aller jusqu’à l’extrême de l’amour. » (p. 403).
Comment ne pas voir qu’avec la mondialisation et le brassage des cultures, Taizé répond à nouveau à un besoin de ressourcement spirituel, d’attention aux pauvretés du monde, de prière et de célébration dont témoignent ses chants repris inlassablement par des milliers de jeunes ? Par-delà même la disparition de son fondateur…
 
Marc Leboucher