Les Éditions des Quatre Vivants nous offrent ici un livre longtemps attendu : celles qui portent chez nous le prénom de Françoise n'ont pas seulement un saint patron, le Poverello d'Assise, elles ont aussi une sainte patronne, Françoise Romaine (1384-1440), célèbre à Rome et en Italie, moins connue en France (sa dernière biographie dans notre langue remonte à 1931).

Le livre, dû à une spécialiste des écrits mystiques entre Moyen Âge et début de l'ère moderne, en collaboration avec un moine olivétain, famille religieuse à laquelle se rattachait Françoise Romaine, nous présente une figure attachante ; Françoise inaugure, non sans tâtonnements, aux confins du Moyen Âge et de la Renaissance, un nouveau style de sainteté féminine. Celui-ci eut à se définir dans la tension entre deux pôles traditionnellement séparés, sinon opposés : l'esprit monastique, inspiré par l'exemple des Pères du désert, tourné vers l'ascèse et la contemplation, et une mystique de l'Incarnation, portant l'empreinte franciscaine, où le Christ est reconnu et servi dans le monde, à la place assignée à chacun, au sein de la famille, de la cité, par une vie dévouée au prochain, en particulier les pauvres et les malades. Ce chemin à tracer rencontra de nombreux obstacles, d'autant que Rome, redevenue siège de la papauté après son retour d'Avignon, mais appauvrie, théâtre de rivalités sanglantes entre les factions, apparaissait comme un symbole de la crise spirituelle que traversait l'Église.

Attirée dès l'enfance par la vocation monastique mais mariée à douze ans pour des raisons de convenance familiale, Françoise connut deux « états de vie », laïque mariée puis oblate. Elle entoura de son affection et de ses soins un mari et trois enfants (dont deux moururent en bas âge), veillant sur une maisonnée nombreuse, avant de se retirer à Tor de' Specchi, au milieu des sœurs qui l'avaient reconnue comme guide, mais qu'elle ne rejoignit qu'après la mort de son époux. Elle sut aussi conjuguer les plus hautes expériences mystiques, centrées autour du mystère de l'eucharistie (ses confesseurs lui permettant, contrairement aux habitudes du temps, la communion fréquente) et la visite des malades dans les hospices romains où ils étaient quasiment abandonnés. Ce fort engagement religieux associant, comme chez d'autres femmes de haute condition à la fin du Moyen Âge qui renonçaient aux privilèges de leur état (on pense à sainte Élisabeth de Hongrie), ascèse personnelle et dévouement au prochain, incarnait les aspirations au salut d'un univers féminin que la condition sociale et juridique des femmes maintenait dans d'étroites limites.

Le combat spirituel n'était plus circonscrit au domaine « réservé » de la cellule ou du désert, comme dans la tradition érémitique. Si Françoise affrontait le démon en de rudes duels nocturnes, elle faisait aussi reculer le mal dans son activité de thaumaturge où se manifestait sa grande sensibilité médicale. Ses miracles révèlent à la fois les plaies d'une société frappée par la guerre, la maladie, la fragilité des enfants et la précarité, et le rôle essentiel des femmes dans la tâche de soigner, à une époque où la médecine n'est pas encore une profession pratiquée après tout un parcours universitaire. Autre charisme de Françoise : le charisme prophétique qui la pousse à intervenir dans les conflits qui traversaient la vie politique et ecclésiale de son temps. Ses messages, transmis par son confesseur, ont contribué à assouplir la position intransigeante du pape Eugène IV à l'égard du concile de Bâle, dont il accepte la poursuite en 1433.

La forme de vie qu'elle choisira avec ses compagnes à Tor de' Specchi ressemble à celle des béguinages, dans un esprit proche de la devotio moderna. Le rattachement de leur institut à la famille bénédictine des olivétains par l'acte d'oblation (15 août 1425) leur permettra de durer, tout en conservant l'originalité de leur charisme, celui d'un monachisme ouvert au monde.

Ce beau livre, enrichi de documents originaux (certains sont traduits en français pour la première fois) et pourvu d'une lumineuse iconographie (les fresques de Tor de' Specchi), serait une bonne idée de cadeau pour les Françoise qui désireraient mieux connaître leur sainte patronne : elle en vaut la peine.