L'Incarnation est qualifiée de « mystère » par la foi chrétienne. C'est dire que tout ce qui s'exprime à son sujet risque de se tenir en deçà de ce que nous mettons derrière le mot. Il ne suffit pas de confesser que « le Verbe s'est fait chair » pour que cette vérité se mette à exister avec sa teneur de réalité palpable, sensible, charnelle… Certes, la critique historique a creusé naguère l'évidence de l'humanité des Écritures. La foi, finalement, y aura été renouvelée dans la connaissance du scandale salvifique d'un Dieu qui vient visiter l'Homme sur sa terre même et dans le quotidien de ses affaires. Mais ce mystère d'humanité peut se rejoindre selon une autre approche : celle de la littérature, quand celle-ci vient habiter les scènes de l'Évangile, leur faire don d'un espace de résonance et d'un imaginaire cordial, qui libèrent ce que le récit inclut par allusion.

Tel est le cas des pages de Gabriel Miró. L'auteur fut une des grandes voix de la littérature espagnole de la première moitié du XXsiècle. Il est rappelé dans l'introduction son affinité avec un Marcel Proust ou une Virginia Woolf, occupés à la saisie vive de l'existence dans l'instant présent. Romancier et nouvelliste, Miró fut aussi dans une proximité élective avec les Écritures chrétiennes. C'est ce dont témoigne ce livre, tout petit matériellement, mais qui réjouit les sens et dilate l'intelligence spirituelle. Bethléem est sa référence. L'expérience des travaux et des jours, des couleurs et des odeurs de la terre d'Alicante, familière à l'auteur, vient nourrir l'imaginaire qui donne présence à l'humble « maison du pain » selon l'étymologie du nom, où l'histoire donna rendez-vous à Ruth, puis à David, avant qu'y naisse le fils de Marie et de Joseph, que viendront honorer les « trois marcheurs » venus d'Orient. Une écriture gorgée de poésie réinvente ici superbement la vie dans une « composition de lieu » toute ignatienne. L'évidence s'impose : à la Création divine, parole du Verbe qui fait exister ce monde, fait écho cette autre création, celle où l'homme a pouvoir de faire exister, par la vertu de ses mots à lui, la vie enclose dans la chair du monde. Et ainsi l'énigme bienheureuse de l'Incarnation se rend de nouveau présente, et dans un éblouissement qui fait de cette lecture une haute expérience spirituelle. C'est bien le cas ici, lorsque la mention de la Nativité advient immergée dans un chapitre tout occupé à faire retentir les bruits de la vie affairée, dans un bourg de Juda au temps de l'occupation romaine : faisant nombre avec la foule anonyme des hommes et des bêtes, en bout de chapitre est désigné un couple pauvre, derniers voyageurs du jour en quête d'une halte, pour la nuit, et pour la naissance de leur enfant…

Le même petit livre de Miró comporte la reprise en finale d'un article de 1922 qui a pour titre : « La conscience messianique en Jésus ». Ce sont les très mystérieuses « trente années obscures » de la vie de Jésus qui sont ici la matière de la méditation de l'écrivain. Rien à voir ici avec l'imagination intempérante et mythologisante des évangiles apocryphes. La conviction qui porte ces pages a de nouveau une portée profondément théologique : « Il faut reconstituer l'enfance du Seigneur en évoquant la ressemblance de son foyer avec les autres foyers nazaréens, pieux et pauvres », écrit Miró. Là est son lieu, celui de ce que la théologie désigne comme sa « condescendance », cette mieux nommée « descente vers », par laquelle le Très-Haut vient habiter l'humus de la condition humaine. Les dernières pages accompagnent Jésus entrant dans son ministère public. Et entrant, dès lors, dans l'épreuve de la tentation, celle de croire que sauver l'Homme puisse se faire sans souffrir de lui et avec lui. On songe à Charles Péguy et aux pages de son Gethsémani. Ou encore à Georges Bernanos livrant les pensées de Jésus, homme de cette terre autant que du ciel, au seuil de la Passion, dans le Journal d'un curé de campagne. Et on en conclut que la littérature est décidément le relais de la théologie, quand il s'agit de s'approcher au plus près du secret incandescent que professe la foi.