MARYVONNE CAILLAUX ATD Quart Monde, Paris. A publié : Germaine (Éditions Quart Monde, 2002) et Comme des orpailleurs. De la misère à la pauvreté, les relations comme chemins de libération (L’Harmattan, 2010).


«Qui peut comprendre ? »


Cette question m’a longuement habitée, et demeure encore en moi depuis que nous sommes entrés en 1982, en famille, dans le Mouvement ATD Quart Monde. Nous avons alors été invités à aller habiter une petite cité très pauvre de la région parisienne. C’est avec enthousiasme que j’allais à la rencontre de mes nouveaux voisins. Ma « mission » était tout simplement d’être « mère de famille avec les mères de familles ». Mais, au fil des jours, les attitudes et les comportements de nos voisins me parurent de plus en plus incohérents et irresponsables. Et peu à peu le doute m’a envahie. J’étais déconcertée et déstabilisée, atteinte à l’intérieur par ce que je voyais sans comprendre : des vies difficiles, laminées par des conditions indignes : les logements insalubres ou dégradés, le travail épuisant avec des horaires éclatés, partiels, décalés, contraints, ou, pire encore, l’absence de travail durable, l’école où les enfants se sentent humiliés et jugés dès les premières années et se forgent des comportements difficiles à comprendre. L’environnement extérieur aussi était source de violence : le bruit, la saleté et le délabrement, des voitures qu’on désosse sur les trottoirs, des chiens qui traînent et fouillent dans des sacs-poubelles éventrés… Tous les sens étaient mis à l’épreuve, agressés, et ne trouvaient un semblant de répit que lorsque l’obscurité de la nuit faisait oublier la laideur. Autant de conditions destructrices de vie.
 

La nuit de l’enfermement


J’apprenais un autre monde, fait de souffrance et de désespérance : celui de Mme Lebreton disant : « La misère, c’est regarder passer la vie et ne pas être dedans », ou encore celui de Kévin, cet enfant d’une cité parisienne qui m’expliquait : « Tu sais ma mère, elle ne fréquente plus l’avenir ! »… Et pourtant, là aussi, la vie foisonne, inventant les chemins vers soi et vers les autres. La vision proposée par le P. Joseph Wresinski 1 et la proximité quo­tidienne de ces familles m’ont peu à peu conduite à voir et entendre autre chose. Il nous faut apprendre « à voir le monde par le bas », nous disait-il. Ce fut un lent travail intérieur. Mes yeux devaient se dessiller pour apprendre à voir et à reconnaître ce que je ne pouvais concevoir par moi-même : le courage, la lutte contre la résignation, la résistance à la désespérance – apprendre à percevoir les forces plutôt qu’à me laisser obnubiler par les manques. Entendre jusqu’au plus profond le contenu de l’espérance et la force de refus celés pa...

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