Fichier:Esther haram.jpg — Wikipédia

Ce dont le monde a besoin en toutes ses dimensions c'est de personnes capables d'agir justement. En ces jours, ceux qui soignent, ceux qui nourrissent, ceux qui protègent retrouvent la place qui leur est due. Qu'à l'exemple d'Esther chacune, chacun de nous, nous sachions poser l'acte, la parole qui convient pour faire avancer notre humanité. Bonne lecture à chacun, en ce temps de l'appropriation personnelle et communautaire de la grâce Pascale. 

Ruth est parfois appelée la « Cendrillon biblique », puisqu'elle réussit à sortir de la misère grâce à un heureux mariage. Le personnage d'Esther est plus difficile à cerner, mais l'histoire et la littérature ne manquent pas de figures féminines qui peuvent agir dans l'ombre ou dans les coulisses pour le bonheur ou le malheur d'autrui. Il y a, dans la Bible même, la contrepartie d'Esther, une sorte de Lady Macbeth biblique, et c'est Athalie. Il n'est sans doute pas étonnant que Jean Racine ait choisi ces deux personnages pour ses deux tragédies bibliques.

Le personnage d'Esther est assez complexe, malgré l'apparente simplicité et du livre et du personnage. En quelques mots, Esther, une jeune orpheline juive, adoptée par son oncle Mardochée, est choisie par le roi de Perse, Assuérus, pour remplacer sa première épouse rebelle, Vashti. Par ailleurs, un officiel de la cour, nommé Aman, veut exterminer le peuple juif parce qu'il se distingue des autres sujets de l'Empire. Mardochée avertit Esther qui intervient auprès de son mari et parvient ainsi à sauver son peuple de l'extermination. Aman est puni avec tous ceux qui ont comploté avec lui et Mardochée est récompensé pour les services rendus à la couronne. Une intrigue assez simple dans ses grandes lignes, et qui ne demande guère d'explications. Ce récit a toutefois posé pas mal de questions, et c'est par là que je voudrais commencer ces brèves réflexions.

Une figure familière

Pour nous, le livre d'Esther fait partie du paysage biblique et sa figure nous est assez familière, mais il n'en a pas toujours été ainsi. Esther est l'un des livres dont les rabbins ont discuté la « canonicité », c'est-à-dire qu'ils se sont demandé s'il pouvait faire partie des Écritures inspirées ou non, et cela avec le livre des Proverbes, le Cantique des cantiques et le livre de Qohélet (ou Ecclésiaste). Les raisons de ces hésitations sont assez évidentes : le livre d'Esther, dans sa version hébraïque, ne parle jamais de Dieu, sinon dans une possible allusion très indirecte en Esther 4,14 où Mardochée parle d'une délivrance qui peut « venir d'un autre lieu ». De plus, la seule coutume religieuse mentionnée dans le livre est le jeûne (Est 4,16). La jeune juive Esther est mariée à un roi païen, Assuérus ; elle vit à la cour de ce roi sans se soucier des coutumes juives, en particulier en ce qui concerne l'alimentation. Tout ceci est en partie corrigé dans la version grecque des Septante qui ajoute entre autres deux prières, celle de Mardochée et celle d'Esther, avant que cette dernière ne se présente devant le roi, son époux, pour lui demander de sauver son peuple (après Est 4,17 dans le texte grec). Esther exprime aussi, à l'occasion, son dégoût pour sa vie présente à la cour du roi de Perse (cf. la fin de la prière d'Esther, dans le texte grec).

Autre fait significatif, aucun fragment de ce livre n'a été retrouvé jusqu'à présent parmi les manuscrits de Qumrân. Dans le monde chrétien, c'est l'aspect sanglant de ce livre qui a scandalisé plus d'un auteur. La fin du livre décrit avec beaucoup de complaisance le massacre de tous les ennemis du peuple juif (Est 9,5-19). Les Juifs n'égorgèrent pas moins de soixante-quinze mille de leurs adversaires dans les provinces de l'Empire perse (Est 9,16) et cinq cents dans la capitale Suse (Est 9,6). Ce goût de la revanche est sans doute assez loin de l'esprit des Béatitudes. Il va sans dire qu'il est difficile de trouver une allusion au livre d'Esther dans le Nouveau Testament.

Il faut s'en remettre à l'évidence : le livre d'Esther n'a pas obtenu sans peine son statut de livre inspiré et canonique. Pour quelles raisons le livre se trouve-t-il à présent dans nos Écritures ? Cette enquête va nous mener tout droit à notre sujet, la façon de surmonter un sentiment d'impuissance face à des situations très complexes et à des problèmes qui peuvent paraître insolubles.

Le livre d'Esther fait désormais partie des livres inspirés pour une première raison, très simple : sa popularité au sein du peuple juif d'abord, et parmi les chrétiens ensuite. Pour le peuple juif, cette popularité est due en grande partie au fait que le livre justifie la fête juive des Pourim, littéralement « les sorts », une sorte de carnaval qui commémore le massacre des ennemis du peuple juif obtenu par Esther et Mardochée (Est 9,20-32). En d'autres termes, la fête célèbre une victoire contre le sort, un triomphe des plus faibles contre les plus forts, celui du minuscule peuple juif contre ses puissants ennemis. Dans le monde chrétien, c'est la version grecque, plus longue que la version hébraïque, qui s'est imposée grâce à l'insertion des prières de Mardochée et d'Esther durant la persécution, ce qui donne un ton plus religieux à l'ensemble et a permis aux chrétiens d'y trouver un encouragement lorsqu'ils vécurent des situations semblables sous l'Empire romain. Il vaut la peine, je pense, d'approfondir à présent l'un ou l'autre de ces points.

Sommes-nous impuissants devant les puissants ?
Dans une situation impossible

Le livre d'Esther, après la présentation initiale et l'introduction d'Esther, choisie entre toutes pour devenir l'épouse du roi de Perse Assuérus, abandonne cette atmosphère de conte des mille et une nuits pour nous plonger dans les sombres machinations d'un certain Aman qui rêve d'exterminer le peuple juif qui se distingue par ses coutumes et pour lequel « les lois royales sont lettre morte » (Est 3,8). En termes plus modernes, l'accusation est celle d'insoumission et de subversion. L'accusation est grave, dans le monde antique tout comme dans le monde moderne, et c'est la manière la plus habile de disqualifier un ennemi et de s'en débarrasser. Le point de départ de cette haine d'Aman est la « diversité » du peuple juif, « un peuple à part » dont « les lois ne ressemblent à celles d'aucun autre peuple » (Est 3,8). Les régimes totalitaires affectionnent l'uniformité et l'homogénéité. Tout ce qui est différent devient immédiatement suspect.

Ceci met le peuple juif dans une situation impossible. L'Empire perse est immense puisqu'il s'étend des frontières de l'Inde à celles de la Grèce. Le peuple juif est perdu dans cette immensité et il ne peut trouver aucun allié pour affronter cette superpuissance qui n'a pas son pareil dans le monde antique.

Le peuple juif se trouve dans une situation analogue à celle des villes grecques lors des fameuses « guerres médiques ». Là encore, il y a une disproportion énorme entre l'Empire perse et les villes grecques. À la fameuse bataille de Marathon (490 av. J.-C.), l'armée grecque d'Athènes et de Platées compte plus ou moins dix mille hommes. Il est difficile de savoir combien d'hommes comptait l'armée perse, mais les spécialistes s'entendent pour dire qu'elle représentait au moins le double. La victoire du plus faible, dans ce cas, est due à la stratégie victorieuse de Miltiade le Jeune, mais aussi à l'esprit des combattants grecs, des citoyens libres qui défendaient leur patrie avec un armement perfectionné contre une armée hétéroclite, parlant diverses langues, composée de guerriers n'ayant pas l'habitude de combattre ensemble, munie d'armes assez rudimentaires et envoyée au combat pour servir les intérêts d'un souverain despotique. Par conséquent, la victoire de Marathon n'est pas seulement une question de stratégie, mais aussi de mentalité, d'esprit et de motivation. C'est la victoire d'une civilisation de la liberté face à un empire basé sur la soumission à un pouvoir absolu.

De la faiblesse à la force

Dans le livre d'Esther, la situation est semblable, mais les moyens sont très différents. Le peuple juif ne dispose même pas d'une armée pour se défendre, il est lui-même soumis à l'Empire perse dont il fait partie et il lui faut donc trouver d'autres moyens pour échapper au danger qui le guette. Le livre d'Esther décrit très bien la stratégie adoptée, celle de la diplomatie et du jeu d'influence. Pour obtenir une faveur dans le monde antique, il faut avoir un accès direct au pouvoir, celui du souverain. D'où le jeu d'intrigues, bien connu par ailleurs. Dans le cas d'Esther, la reine dispose d'un atout majeur, celui d'être l'épouse du souverain, et ceci lui donne un avantage sur tous les autres conseillers de l'Empire. Mardochée, son oncle, le lui fait bien savoir. Mais surgit ici un autre obstacle, assez typique de l'époque : personne ne peut pénétrer chez le roi sans convocation (Est 4,11), autre signe de son pouvoir absolu, même sur sa parenté et son épouse principale. Pour contourner l'obstacle, Esther ordonne un jeûne auquel elle participe elle-même pendant trois jours et trois nuits, puis elle décide d'enfreindre les lois du protocole pour se présenter devant le roi (Est 5,1-4). Cette entrevue est décisive puisqu'elle profite de l'occasion pour inviter le roi à un banquet en compagnie d'Aman, banquet au cours duquel elle va dénoncer les machinations de ce dernier. Le roi, convaincu par son épouse, décide alors de punir le coupable, il promet sa protection aux Juifs et leur permet de se venger de leurs persécuteurs.

Il vaut la peine de s'interroger sur les raisons pour lesquelles Esther a réussi dans sa démarche auprès du roi. Il convient certainement de souligner son courage qui lui a permis d'affronter le souverain malgré les interdits dont il était entouré. Par ailleurs, le texte hébreu laisse entendre qu'Esther « trouve grâce aux yeux du roi » (Est 5,2), ce que le texte grec explicite longuement (après Est 5,1 dans le texte grec) en racontant que le roi se met en colère en voyant la reine apparaître en sa présence sans permission. Celle-ci s'évanouit et provoque alors la pitié du roi, troublé par la vue de son épouse défaillante. C'est la faiblesse d'Esther qui devient donc sa force. Plus simplement, le récit grec montre qu'Esther ne cherche en aucune manière à jeter de la poudre aux yeux. Elle est faible, et elle ne le cache pas. Elle joue la carte de la sincérité et c'est son meilleur atout.

Par ailleurs, le récit grec insiste aussi sur la beauté d'Esther et sur son visage « épanoui par l'amour » lorsqu'elle se prépare à rencontrer son époux (après Est 5,1 dans le texte grec). Esther utilise donc une stratégie proprement féminine pour affronter son époux. Une fois de plus, le livre montre qu'Esther utilise les ressources de sa nature et ne recourt pas à des moyens sophistiqués ou artificiels, mis à part ses beaux habits.

Enfin, le livre insiste sur la stratégie gagnante d'Esther. Celle-ci ne profite pas de la bienveillance inattendue de son époux pour formuler sa demande. C'est ici qu'Esther fait preuve de grande intelligence puisqu'elle sait attendre le moment favorable et, de plus, elle prépare avec soin l'entrevue décisive au cours de laquelle elle va démasquer Aman sans qu'il puisse se défendre ou rétorquer quoi que ce soit. En effet, elle invite son époux et Aman à un banquet au cours duquel le roi demande à son épouse ce qu'elle désire. C'est à ce moment qu'elle intercède en faveur de son peuple et dénonce les machinations d'Aman. Le roi peut difficilement lui refuser ce qu'elle demande (Est 7).

En quelques mots, Esther réussit à renverser la situation et à éviter une tragédie en utilisant les moyens à sa disposition : sa position, son charme et son intelligence. Elle ne cherche pas à éliminer Aman secrètement et ne trame aucun complot en cachette puisqu'elle agit en plein jour, au vu et au su de tous, en particulier de son royal époux. Ni fourberie, ni duplicité, ni trahison, par conséquent.

Un David au féminin

Sur ce point, le cas d'Esther est assez semblable à celui de David lorsqu'il affronte Goliath (1 S 17). La victoire bien connue du berger muni de sa seule fronde contre le géant Goliath est aussi celle d'un combattant improvisé et inexpérimenté contre un guerrier professionnel. Là aussi David triomphe parce qu'il ne cherche en aucune manière à affronter Goliath avec les armes du géant et sur le terrain de celui-ci. Il choisit une autre stratégie, toute différente, et c'est de cette manière qu'il retourne en sa faveur, et contre toute attente, une situation impossible. Il utilise en effet une arme qu'il connaît bien, la fronde du berger.

Esther est l'équivalent féminin de David. Elle fait, elle aussi, appel à ses propres talents, à son intelligence et à ses qualités féminines. Elle n'essaie en aucune manière d'affronter directement Aman sur son terrain. Elle l'attire plutôt sur un terrain où elle est maîtresse de la situation.

Un dernier trait de ce récit est, à mon sens, assez instructif. Dieu est très discret dans le livre d'Esther. Il n'intervient en aucune manière. De plus, il n'est jamais question d'attendre un miracle ou un prodige pour sortir de l'impasse. Esther et Mardochée comptent uniquement sur leur intelligence et leur courage, après s'être soigneusement préparés. La reine dispose donc des ressources nécessaires pour affronter un problème à première vue insoluble. Et elle y réussit. « Aide-toi et le ciel t'aidera », pourrait-on dire.

Pour quelle raison Dieu est-il absent de ce livre ? Il faut sans doute chercher une réponse dans le contexte culturel de l'époque où le livre a été composé, à la fin de l'époque perse ou plus probablement au début de l'époque hellénistique. C'est un moment où, apparemment, Dieu n'est guère présent dans l'histoire de son peuple puisque Israël passe d'un empire à l'autre sans retrouver son autonomie et, surtout, sans avoir beaucoup d'espoir que les choses changent à court terme. La grande question qui se pose est bien de savoir comment interpréter l'histoire sans avoir aucun signe sensible de la présence divine. Esther et Mardochée sont dans la même situation que Joseph en Égypte. Ils n'ont que leur foi et leur sagesse pour comprendre les signes des temps et saisir les possibilités que leur offre leur situation dans un monde différent, souvent hostile, et qui parle un autre langage, un monde sécularisé, dirait-on aujourd'hui, où le langage de la foi est devenu l'exception plutôt que la règle. « Suis-je Dieu seulement de près ? Oracle du Seigneur. Ne suis-je pas aussi Dieu de loin ? » (Jr 23,23). Ce verset de Jérémie pourrait bien refléter un aspect important du livre d'Esther.