Génération stressée qui court après le temps sans parvenir à faire entrer tout ce que l'on voudrait faire dans une vie déjà sur-occupée, génération angoissée qui remplit le temps pour exister, génération inquiète face aux possibilités nouvelles données par le temps libéré... La gestion du temps est plus que jamais un lieu de combat au quotidien, une question qui interroge notre liberté personnelle, noue rapport au monde, aux autres, à Dieu. L'angoisse du manque de temps, de la surcharge comme de la vacuité, est partagée par tous. A l'aube du XXI' siècle, force est de reconnaître que notre manière de vivre le temps a été profondément modifiée par les bouleversements technologiques que nos sociétés ont connus au cours du XXe. Sortir de ce combat incessant nécessite de dépasser ce simple constat pour comprendre les mécanismes en jeu, ce qu'ils véhiculent comme idéologie et comment ils parviennent à modifier notre représentation du temps.

L'emprise du temps quantifié


La maîtrise du temps est devenue une composante-clé de la compétitivité économique. Servir le client en temps et en heure, être réactif, maîtriser et raccourcir les délai, autant d'impératifs guidant la vie des entreprises. La majorité des technologies modernes concourent à la maîtrise et à la densification du temps. Les nouvelles technologies de l'information, par exemple, visent à compresser le temps nécessaire au franchissement des distances, jusqu'à pouvoir échanger instantanément à travers la planète. On assiste alors à la création d'un « temps-monde », temps mondialisé qui abolit toute notion d'espace en devenant irréel, immatériel.
Cet écrasement du temps va de pair avec un rétrécissement de nos perspectives. La pression de la « non-durée », la « sur-valorisation » de l'immédiat obèrent la relation fondatrice entre passé, présent et futur. Nous oscillons entre un présent éphémère et un avenir incertain sans tisser des liens véritablement cohérents, ce qui ne peut être que source d'angoisse. Les prévisions économiques, par exemple, peuvent difficilement dépasser six mois. L'avenir est du coup disqualifié : chacun se blottit dans un présent instable. Seul l'exode peut rétablir l'ordre des choses : les vacances, le divertissement, le sport — tentatives de retrouver un temps de paix.
Une des conséquences de cette extrême maîtrise du temps est de donner de la valeur au « non-temps » en souhaitant en faire plus dans un minimum de temps, profiter au maximum d'un temps libre pour qu'il soit d'une manière ou d'une autre « productif »... Autre conséquence : donner la primauté à l'immédiat aboutit, par glissements successifs, à dévaloriser la notion de durée et, par là même, celle d'effort. L'impératif d'être connecté en temps réel sur le monde, d'être informé rapidement de tout, se fait au détriment du sens. On regorge d'informations sans avoir assez de temps pour les digérer, sauf à sélectionner celles qui nous intéressent et... prendre le temps de la réflexion pour les resituer et leur donner un sens. Pour accéder au sens, il faut donner du temps.
Selon cette conception d'un temps « social » quantifié, le temps serait linéaire. Une minute égale une minute. Ce « temps-système » s'impose alors comme l'aune à laquelle se mesure toute action. Mais le temps de notre vie personnelle, intime, ne peut entrer dans cette logique. Le temps éprouvé n'est pas un curseur qui se déplacerait plus ou moins vite sur un espace homogène ! L'épaisseur d'un temps qui nous a touchés prend une saveur nouvelle, révèle à notre insu un parfum d'éternité, et le nombre de minutes n'est plus la mesure ultime de ce qui nous construit. « C'est en toi, mon esprit, que je mesure le temps », disait saint Augustin.
Une sorte de « pathologie » du temps risque alors de se développer. On tente d'échapper à la pression de ce temps immatériel, disloqué, « temps non-temps », en planifiant dérisoirement notre « budget temps », balançant entre la peur du temps mort (ne pas perdre une minute ! ), la crainte du temps libre générateur d'angoisse et la fuite hors du temps dans la cage intemporelle de l'immédiat. Un décalage, source de forte tension personnelle, s'instaure entre le rythme de l'intégration personnelle, de la maturation, de l'expérience, et celui du temps objectif, mesurable. Adopter cette vision du « toujours plus », « toujours plus vite », « toujours plus efficace » est inconciliable avec le besoin du repos de l'âme. La dictature de l'urgence frénétique, l'oppression du temps linéaire nous amènent peu à peu à perdre le sens, à abandonner la conduite de notre vie, à lutter inlassablement pour retrouver... le temps. Et lorsqu'on désire respirer, s'arrêter, retrouver un rythme équilibré, il nous arrive, à notre insu, de chercher à en faire plus dans un minimum de temps. Pour nous libérer de la contrainte du temps, nous faisons ainsi perdurer la valeur du « non-temps », objet de notre combat. Le zapping continu entre un temps linéaire qui nous enchaîne et un temps vécu qui nous échappe devient réflexe. La prise de conscience de ces effets sur notre rapport au temps constitue un premier pas pour que notre liberté puisse à nouveau se mouvoir et notre esprit discerner avec plus de justesse comment nous situer dans ce temps social 1.


Gérer le temps pour mieux l'habiter ?


« Notre temps, on nous en arrache une partie, on nous en détourne une autre, et le reste nous coule entre les doigts. Pourtant, il est encore plus blâmable de le perdre par négligence » (Sénèque). Les nombreux livres, assortis de techniques et d'outils variés, sur l'art de bien gérer son temps aident tout au plus à améliorer sa propre organisation, mais ils n'apaisent pas les tensions intérieures liées à la gestion du temps. Au contraire, ils nous renvoient, une fois de plus, à une conception du temps linéaire.
« Dis-moi comment tu gères ton temps, et je te dirai qui tu es. » Notre perception du temps est marquée par notre histoire, notre vécu, notre personnalité, nos habitudes... Ainsi, par exemple, remettre au lendemain ce que nous n'aimons pas faire, ne rien préparer, faire vite et approximativement sont autant d'habitudes révélatrices de nos modes de fonctionnement. Au cours du temps, des réflexes ont été acquis avec lesquels on s'arrange plus ou moins en ayant l'impression qu'on ne peut rien contre. Les remettre en question peut être un premier pas pour changer, ne serait-ce que du regard, notre gestion du temps.
Notre rapport au temps est donc le reflet de notre personnalité. Il y a ceux qui pensent que le temps arrangera les choses (pourquoi s'en inquiéter ?) ; ceux pour qui le temps est un ennemi, et la lutte contre la montre une obsession ; ceux pour qui le temps doit rester un mystère ne pouvant se laisser enfermer dans des délais ; ceux qui pensent qu'une chose réalisée en prenant son temps ne peut être importante ou sérieuse ; ceux qui disent oui quand ils pensent non et qui se retrouvent engagés dans une série d'activités impossibles à gérer... « Le temps dont nous disposons chaque jour est élastique : les passions que nous ressentons le dilatent, celles que nous inspirons le rétrécissent, et l'habitude le remplit » (Marcel Proust). Comprendre comment je fonctionne, quelle est ma représentation du temps, aller à la racine de mes difficultés me permettra de dépasser les impressions pour rejoindre la réalité et trouver les moyens qui seront bons pour moi.
Par ailleurs, le temps d'aujourd'hui a perdu son enracinement rythmique naturel pour devenir abstrait et standardisé. Le décrochage de la réalité du temps biologique, du temps des saisons, produit, si l'on n'y prend garde, des stress importants. Il nous faut passer dans une même journée par ces différents rythmes, ces différentes représentations temporelles que sont le temps biologique, le temps de travail, le temps domestique, le temps du loisir, le temps éprouvé, le temps de la vie personnelle et intime... Se réconcilier avec ces temps, c'est apprendre à reconnaître ces rythmes dans ma vie, à les respecter, à accepter de me laisser bousculer par eux.

Les fausses injonctions du temps


Une gestion rigoureuse et performante de son emploi du temps n'est qu'un moyen de rendre son temps cohérent et fidèle au sens de notre vie. Le sentiment épuisant de toujours manquer de temps, qui trouve tant de motifs dans la vie que l'on mène peut être l'indice d'un désarroi intérieur qui a trouvé à se fixer là. On vit, par exemple, dans l'angoisse sans cesse recommencée de n'avoir pas fait tout ce qu'il fallait faire, et l'on se sent coupable de ces manques. On souffre du manque de temps. Ce qui signifie que tout notre temps est pris. Que nous ne sommes pas libres. C'est parce qu'on ne peut ni ne sait comment conduire sa vie selon son désir vrai qu'on se retrouve soumis aux sollicitations, obligations, à l'absurde de la vie moderne. Si l'on éprouve durement le manque de temps, c'est qu'on n'a pas pu disposer totalement de soi.
On a des idées sur ce qu'il faut faire ou non pour être efficace. Ces images guident les moyens que l'on adopte, parfois à contre-courant, pour mieux gérer son temps. Avoir, par exemple, du temps pour l'imprévu. Mais s'il est essentiel de se ménager des plages vides dans son agenda, l'imprévu ne surviendra pas obligatoirement dans ces moments libres ! On est alors d'autant plus bousculé par l'imprévu qu'on avait cherché à le prévoir... Seule une déprise de ce temps qui ne nous appartient pas ouvre sur un accueil serein des impondérables, de ce temps qui dérange nos plans...
Autre exemple : tenir les délais. Cela passe avant tout par la capacité d'évaluer le temps nécessaire pour accomplir une tâche, ce qui, en soi, est déjà très difficile. Souvent, on se fixe des délais à partir d'une date-butoir, et non par rapport au temps nécessaire pour y aboutir. Si l'on n'accepte pas la réalité (le contenu du temps) qui vient bousculer les plans, la date-limite risque de contrecarrer la mise en oeuvre pour atteindre l'objectif. Et le temps mesuré de prendre le pas sur le temps vécu...
Transformer notre temps personnel, non pas en structure disciplinaire où tout est réglé, non pas en dilettantisme à outrance, mais en temps de naissance, tel est le combat à mener. Manière d'être au monde où le temps serait saint et permettrait à l'homme d'advenir, de sorte que la durée soit habitée d'un souffle de vie.

Choisir


Gérer son temps, c'est choisir. Choisir de dire oui ou non, choisir de faire telle activité à tel moment, de se concentrer pour accomplir un travail en temps voulu, de dégager du temps pour prendre le temps d'« être avec », de « perdre » son temps dans un échange, une rencontre imprévue : choisir ses priorités, et non pas subir les événements qui passent. Choisir me renvoie à moi-même, à la fidélité à ce qui me fonde et me construit. Pour mettre fin au manque de temps, il faut bien s'engager en un travail de vérité qui dénoue peines et crispations. Etre chrétien oblige à discerner ce qui, dans mes choix, est fidèle ou contraire à mon fondement. « Le temps de l'homme n'est pas son programme, le temps nous est d'abord donné pour qu'en nous croisse le don qui nous fait être » (Maurice Bellet).
La lutte que nous menons contre le temps révèle notre volonté d'en être maître, en le considérant presque comme un ennemi à vaincre. Nous entamons une course effrénée en cherchant à nous prouver que nous avons été plus forts que lui ! Nous faisons alors du temps notre propre tyran, en nous culpabilisant ou nous énervant. Mais pourquoi cette lutte ? Parce que le temps me met face à mes limites. Il m'accule à reconnaître que je ne suis pas maître de tout. Il s'oppose à mes rêves de toute-puissance et à mon refus de vulnérabilité. Et, mes forces s'amenuisant, je prends conscience de mon avancée irrémédiable vers la « disparition du temps » : la mort.
Le rendez-vous du temps est un rendez-vous de l'homme avec lui-même. Reconnaître que le temps ne m'appartient pas, c'est s'exercer à dépasser la culpabilité de ne pas avoir fait ce qu'il nous semblait bon, dépasser l'orgueil d'être performant, la volonté de puissance et de maîtrise. C'est chercher inlassablement à être au présent, au réel, « ici et maintenant ». C'est reconnaître que le temps est un don et que ma responsabilité est de le faire fructifier sans me l'approprier.

Déplacer notre regard


La gestion du temps nous interpelle sur notre rapport au monde, aux autres, à nous-mêmes, à Dieu. Et si nous entrions dans un chemin de conversion pour accueillir l'aujourd'hui de Dieu ? Si nous désirions ce temps dans lequel nous vivons grâce aux décisions qui nous construisent peu à peu ? Chaque instant redeviendrait alors pour nous un premier commencement... Et si nous ne cherchions plus à brusquer la durée, pour augmenter notre capacité à accueillir l'événement sans risquer de nous oublier en chemin ? Habiter le temps que Dieu me donne serait alors un chemin de toute une vie :
    • Un chemin d'humilité pour reconnaître mes projections et désirs de maîtrise, entrer dans une liberté qui ouvre à la gratuité du temps offert.
    • Un chemin d'abandon pour accepter mes limites et mes peurs, vivre dans la paix du temps.
    • Un chemin de décentration pour être disponible à l'autre, à ma vie, à Dieu, habiter ces instants d'éternité qui surgissent à chaque moment et que je peux accueillir si je suis présent et en paix.
    • Un chemin de liberté pour disposer de moi-même selon le sens vrai et profond que je désire donner à ma vie.
    • Un chemin de désert où je creuse, éprouve mon désir, où je vis l'épaisseur du temps nécessaire pour me construire.
    • Un chemin de conversion et de réconciliation pour dépasser les impressions et rejoindre la réalité de Dieu.
    • Un chemin d'espérance pour accueillir l'inédit de Dieu et recevoir chaque jour ma vie.
Et, chaque jour, s'abandonner au temps et consentir à l'absolu : « Ne vous inquiétez donc pas pour le lendemain : le lendemain s'inquiétera de lui-même. A chaque jour suffit sa peine » (Mt 6,34).


1. « — Bonjour, dit le petit prince. — Bonjour, dit le marchand C'était un marchand de pilules perfectionnées qui apaisent la soif. On en avale une par semaine et l'on n'éprouve plus le besoin de boire. — Pourquoi vends-tu ça ? dit le petit prince — C'est une grosse économie de temps, dit le marchand Les experts ont fait des calculs On épargne cinquante-trois minutes par semaine. — Et que fait-on de ces cinquante-trois minutes ? — On en fait ce qu'on veut — Moi, se dit le petit prince, si j'avais cinquante-trois minutes à dépenser, je marcherais tout doucement vers une fontaine . », Saint-Exupéry, Le Petit Prince