Que serions-nous devenus si nous n’avions été l’objet d’une tendresse plus grande et plus forte que les blessures et offenses dues aux errements de notre histoire ? Peut-être est-ce au moment où une situation nous heurte davantage et nous appelle à faire preuve de générosité que nous gagnons une conscience avivée de la largesse qui nous a été prodiguée. On peut alors mesurer à quel point l’espace intérieur de nos vies s’en est trouvé élargi, apaisé, revivifié d’une manière tout à fait gratuite. Là où du désir mal orienté et des blessures toujours vives nous faisaient souffrir, là encore où le poids d’habitudes jamais interrogées tiraillaient le cœur et pesaient sur lui, là désormais s’ouvre quelque chose de neuf et de frais qui rend des forces à notre soif de vivre et d’aimer. Comme le fils prodigue.

Un amour en excès

Telle est la miséricorde : un excès. Un surcroît d’amour qui rend du champ et du temps, qui rouvre des possibles quand l’avenir se refermait, faute de moyens d’agir sur lui, quand la mort était à l’œuvre. C’est dans la petite enfance qu’elle s’éprouve et se perçoit d’abord, dans l’attention et la patience de la mère toujours en alerte auprès d’un enfant qui teste tout ce qui est à sa portée sans conscience des dangers. Cette image maternelle est celle que développent les premiers prophètes dans la Bible, pour décrire la miséricorde de Dieu à l’égard de son peuple. Ce peuple est si souvent tenté d’imiter ses voisins, dont les dieux semblent beaucoup plus attractifs que le sien, Yhwh, qui donne aux Hébreux sa liberté et sa justice. Quant à la patience, le surcroît de temps qu’offre la miséricorde, elle formait déjà la prière, le reproche même, que Moïse adressait à Yhwh en colère contre son peuple récriminant au désert. Il y a aussi la patience du jardinier de l’Évangile qui essaiera encore un an durant de faire produire du fruit au figuier stérile. Comme s’il fallait solliciter Dieu pour obtenir de lui miséricorde et qu’il se manifeste vraiment comme Dieu, dans la plénitude de sa bonté. Sur la croix, Jésus mourant reprend à son compte cet excès d’amour et d’indulgence devant l’inconscience des bourreaux, comme si l’Esprit du Père parlait alors par sa bouche.

Cette surabondance d’amour, là où règne l’indifférence ou le rejet, n’est pas un simple débordement du cœur mais un mouvement intérieur qui commence par l’écoute et s’achève dans une certaine attitude. Il s’agit d’un geste choisi, pesé jusque dans les entrailles, discerné au plus juste comme étant le plus sensé et le plus apte à poursuivre ou à (re)construire un lien fort et durable, auparavant mis à l’épreuve. C’est vrai même dans le cœur de Dieu, dont le prophète Osée nomme le retournement : « Mon cœur en moi est bouleversé, toutes mes entrailles frémissent. Je ne donnerai pas cours à l’ardeur de ma colère » (Os 11,8). Dans un langage tout proche, Isaïe évoquera plus tard le « procès », la délibération que Dieu mène en lui-même à propos de son peuple pour que sa Justice advienne entre les hommes. La miséricorde, c’est le choix que fait Dieu d’aller au-delà de la justice, au-delà de la sanction juste, pour que vivent et revivent le désir et la joie de se lier, de créer, de louer ensemble.

Être miséricordieux à la manière de Dieu n’est pas à notre portée, sinon par intérêt, la parabole du débiteur impitoyable le montre. Mais ce n’est pas non plus faiblesse de caractère ou charité aveugle, c’est un retournement du cœur qui crée ou recrée une relation là où n’existe que vide, indifférence ou chaos. Cette conversion est une grâce communiquée dans la prière. Elle se nourrit des sacrements mais se travaille aussi : elle s’expérimente dans les rencontres et les échanges de foi éclairés par l’Esprit saint dans une vie spirituelle plus réellement communautaire.

Une primevère dans les épines

La Bible nous raconte que, déjà, le patriarche Joseph avait été submergé par ce mouvement du cœur qu’il « n’avait pu contenir », ému par le récit de son frère Juda qui, par jalousie, l’avait autrefois vendu à des marchands. Renonçant alors à garder auprès de lui, en guise de punition, Benjamin le petit dernier, Joseph se fait reconnaître de ses frères car il a découvert, par le récit de Juda, l’œuvre à laquelle Dieu l’avait appelé à travers la perversion de ses frères : « Ne vous fâchez pas de m’avoir vendu ici, c’est pour préserver vos vies que Dieu m’a envoyé en avant de vous » (Gn 45,5). Mais c’est en Jésus Christ que la miséricorde du Père, en prenant chair de l’homme, se révèle dans toute son ampleur et se communique à tous ceux qui espèrent en elle et se tournent vers lui. La Passion est le moment crucial de ce don, quand l’amour de Dieu « se cache », et que la divinité du Christ disparaît sous les instruments du mal : le mensonge, la haine, la violence, la souffrance intolérable et la déréliction. Là où Dieu lui-même semble abandonner, rejeter son Fils, celui qui a porté son amour infini jusqu’au bout d’une vie d’homme.

Tant que, comme en Jésus de Nazareth, l’amour de Dieu manifeste avec puissance la miséricorde qui guérit, redresse et rend la vie, nous restons des bénéficiaires « passifs ». Cet amour nous touche, nous remplit d’admiration et d’action de grâces devant le bien qui s’accomplit mais il demeure la force d’amour d’un autre. Tandis que, lorsque cet amour se retire et se cache, comme dans la Passion, lorsque nous décidons de nous tenir devant l’humanité déchirée du Christ et des victimes du mal, alors nous pouvons entrer dans ce mouvement d’amour. Il nous est totalement offert si nous osons demeurer devant la croix et regarder, il nous est donné gratuitement à travers notre contemplation, pour que nous l’accueillions et que nous nous laissions conduire par lui. « Vraiment cet homme était fils de Dieu », dit le centurion devant la croix (Mc 15,39). Avec lui, nous entrons librement dans la miséricorde de Celui qui nous révèle et nous sauve de notre ego meurtrier, pour l’aimer en retour, et aimer en Lui tous ceux qui souffrent de rejet, de mépris ou de manipulation. En eux, par exemple : la pauvre veuve du parvis du Temple qui donne tout ce qu’elle a ; le lépreux, le publicain ou la prostituée, il se reconnaissait comme celui qui endurerait sa Passion. Le bel arioso pour basse de la deuxième partie de la Passion selon saint Jean de Jean-Sébastien Bach évoque à merveille et si simplement cette naissance victorieuse de l’amour au cœur du mal : « Pour toi, sur les épines qui le déchirent fleurit la primevère ; son amertume sera pour toi un tendre fruit, si toujours tu regardes vers lui. »

Devant l’injustice et le mal qui frappent aveuglément des victimes innocentes, l’indignation et la révolte sont un point de départ, un détonateur fort et sans doute indispensable. Mais la miséricorde est cette force d’amour et de compassion qui nous rend proches des victimes dans la durée. Elle nous lie à tous ceux qui sont laissés au bord de la route, rejetés à la périphérie et dans les replis de la vie sociale. Elle nous lie à eux en deçà des lois et de la justice que ce lien fonde charnellement et appelle à réformer vigoureusement tout au long de l’histoire des hommes. Elle fait battre le cœur des croyants avec celui des pauvres : « Ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25,40). De cela témoignent les œuvres de miséricorde.
 

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