« La première condition à laquelle doit satisfaire une doctrine de la non-violence est d’avoir traversé dans toute son épaisseur le monde de la violence. » Ces mots de Paul Ricœur, mis en exergue de l’ouvrage, disent bien ce qui qualifie ses trois auteurs pour parler de non-violence : tous trois ont bien « traversé le monde de la violence ». Alain Richard, franciscain, l’a connu en partageant la vie des sous-prolétaires de Chicago, puis, surtout, en vivant comme membre des « Brigades de paix internationales » sous la menace des « escadrons de la mort » au Guatemala, avant de lancer, revenu en France, les « cercles de silence » comme manière de protester contre le sort réservé aux « sans-papiers ». Libanaise, Katia Mikhaël a découvert l’exigence évangélique de non-violence au cœur de la guerre civile qui a déchiré son pays (1975-1989). Médecin soignant les corps, elle a compris, en voyant tant d’hommes et de femmes « détruits jusqu’au plus profond de leur être par leur propre violence », que la violence l’habitait elle aussi, et que seule l’alliance avec le Christ pouvait l’en délivrer – ce qui l’a conduite à choisir la vie consacrée. Si Frédéric-Marie Le Méhauté, jeune franciscain, n’a pas traversé d’épreuves aussi radicales, il a découvert, avec ATD-Quart Monde puis dans la médiation de paix à Hébron ou parmi les enfants des rues au Congo, que la violence prend souvent la forme, très destructrice aussi, de l’humiliation.
Malgré la diversité de leurs itinéraires, tous trois témoignent avoir fait une même expérience, celle d’être habités par une « force ». L’expression « la force qui nous habite », donnée en sous-titre à leur livre, revient sans cesse sous leur plume pour désigner ce qui leur a permis de tenir dans leurs luttes contre tout ce qui déshumanise l’homme : la violence dont il est victime, mais aussi la violence qu’il exerce. Car si elle fait peser sur des êtres humains un poids inacceptable de souffrances et d’humiliations, elle déshumanise aussi celui qui la met en œuvre : « Que l’homme soit mortel n’est pas la réalité la plus tragique, mais c’est qu’il puisse nier l’existence d’une autre personne. » C’est bien une double libération que vise l’action non-violente : celle de la victime et celle de l’oppresseur ou du bourreau. Si ce livre vaut par son poids d’expériences vécues, il propose aussi, à partir d’elles, une belle réflexion théologique et spirituelle. Ayant fondé sur la suite du Christ et sur son enseignement leur détermination à rompre avec toute violence, les auteurs osent remonter au mystère même de la Trinité pour expliciter ce qu’affirme le titre : En Dieu, il n’y a pas de violence.
Si l’on définit la violence comme ce qui détruit la relation (l’autre étant réduit au statut d’objet à utiliser ou d’obstacle à éliminer), on peut dire que Celui qui est tout entier relation est radicalement étranger à toute violence. Ce que Jésus-Christ, « visage d’un Dieu relation », nous révèle de Dieu – Dieu amour, Dieu non violent – concerne aussi l’homme, car la relation est au cœur à la fois de la vie trinitaire et de l’anthropologie chrétienne : la personne humaine n’est pas un individu qui, secondairement, entrerait en relation ; elle est tout entière relation. Cela fonde la critique de l’individualisme comme de tout accommodement à la violence. Sur ce point, la question est posée : « L’Église a-t-elle trébuché sur la violence ? »
Nourri de l’expérience particulière de trois personnes, cet ouvrage ne prétend pas traiter de toutes les questions que l’on peut légitimement poser au sujet de la non-violence. L’une d’elle, la plus radicale, est évoquée en passant par F.-M. Le Méhauté : « Comment être non violent quand ce sont ceux que j’aime qui sont menacés ? » Pour y répondre, il faut commencer par évacuer, comme le font nos trois auteurs, les idées encore trop répandues qui enferment la non-violence dans le registre du témoignage héroïque, ignorant son efficacité historique : ce n’est pas pour leurs convictions morales ou spirituelles que Gandhi, Luther King, Solidarnosc, et tant d’autres sont entrés dans l’histoire, mais bien pour ce qu’ils ont réalisé. Mais il faut aller plus loin : étudier les « stratégies non violentes », les « résistances civiles », admettre que des compromis sont nécessaires et reconnaître même que, dans certains cas de violences extrêmes (massacres, génocides), le recours limité et temporaire à certaines formes de violence peut devenir nécessaire. Les auteurs en sont conscients et le disent. Reste que l’accent mis chez eux avec tant d’insistance sur la nécessité de changements intérieurs pourrait faire oublier la radicale différence entre ce qui se joue dans les micro-conflits (ceux où j’accepte d’avance de supporter moi-même les conséquences de mon refus de toute violence : « puissance de la vulnérabilité » !) et dans les macro-conflits, ceux qui opposent des peuples, des États, des groupes sociaux. La « force qui est en moi » me pousse à m’y engager, mais ce sont des forces d’une autre nature qui en détermineront l’issue.
Que cette petite réticence ne dissuade pas d’entendre ici l’invitation à
découvrir la force qui est en lui et à en témoigner dans l’Église, afin qu’elle
en reconnaisse, mieux qu’hier, la source évangélique et trinitaire.
Christian Mellon