La sécularisation aplatit le temps, le privant de sa dimension transcendante, cette liturgie des heures qui fait de chaque instant comme un sacrement. Nous croyons spontanément que le temps nous appartient, et pensons pouvoir le maîtriser. Mais le temps est don de Dieu, le moyen qu'il a choisi pour se communiquer, à la mesure de nos consentements. Nous recevons le temps comme nous accueillons la vie. En réalité, l'expérience de la durée, cette tension de l'être entre un passé qui n'est plus et un avenir qui n'est pas encore, manifeste précisément que nous ne nous appartenons pas : nous nous recevons bien plus que nous ne nous faisons.
Quand le Fils entre dans le temps, il traduit dans la durée d'une vie humaine sa forme d'existence éternelle, qui est de se recevoir du Père. Son existence est réception. Non pas ma volonté, dit le Fils de l'homme, mon oeuvre, ma maîtrise, mais la volonté du Père qu'à chaque moment il discerne dans l'événement, par une obéissance qui refuse d'anticiper. Le Fils ne s'empare pas du temps comme d'une proie. Il a du temps, parce qu'il le reçoit. On n'imagine pas Jésus inquiet ! C'est cette réceptivité qui, pour le Fils incarné, fonde le temps ; c'est elle qui, pour nous, le sauve de sa vanité.
Aussi, l'attention au moment présent est peut-être aujourd'hui le grand secret de la vie spirituelle, comme son exigence la plus haute. Car elle suppose une désappropriation permanente du vouloir propre, un renoncement à l'instinct de maîtrise, sans lequel il est impossible de consentir à l'agir présent de Dieu. Difficile exigence, ascèse propre à notre époque fiévreuse, qui seule rend possible la présence à soi-même, aux autres et à Dieu.
Voilà pourquoi il arrive que, voulant maîtriser le temps, on ne saisit que du sable : il coule entre nos doigts. Mais à celui qui sait le don de Dieu, chaque heure apporte son fruit. « Jésus ne veut pas me donner de provisions, écrivait Thérèse de Lisieux, il me nourrit à chaque instant. » L'un sème, l'autre moissonne, mais Dieu seul donne la croissance. Il faut, certes, travailler et se donner du mal, mais « les choses de Dieu se font d'elles-mêmes », disait Vincent de Paul, cet entrepreneur de génie. C'est qu'il se gardait bien d'enjamber la Providence : alors même qu'il agissait comme si tout dépendait de lui, il attendait tout comme si Dieu devait tout faire.
Attendre, demeurer attentif à ce qui advient au coeur même de l'action, ici et maintenant, c'est se rendre souple à l'Esprit. Car, si l'impatience est bien la mère de toutes les imperfections, la patience, elle, à en croire saint Paul (1 Co 13,4), est la première qualité de l'amour.