Le discernement dont je vais rendre compte se situe dans le cadre d'une équipe catéchuménale de jeunes adultes se préparant au baptême. Cette équipe, composée des catéchumènes, de leurs accompagnateurs, d'un prêtre et de moi-même qui en suis la responsable, se réunit une fois par mois autour d'un thème de réflexion. Entre les rencontres mensuelles, les catéchumènes suivent un accompagnement individuel à leur rythme.
Le temps du catéchuménat est structuré par plusieurs étapes nécessitant chacune un discernement : 1. L'entrée en catéchuménat, qui est la première rencontre officielle avec l'Eglise ; 2. Le temps des scrutins (du verbe scrutare : « se laisser regarder »). Pendant trois dimanches, les catéchumènes se réunissent pour la célébration de l'Eucharistie, en fonction d'un évangile proposé par le Catéchuménat national : l'Aveugle-né, la Samaritaine et la résurrection de Lazare ; 3. L'appel décisif avec l'évêque et tous les catéchumènes du diocèse, étape précédant le baptême ; 4. Enfin, une année de préparation au sacrement de confirmation. Le catéchumène est alors néophyte, il approfondit sa foi et commence à prendre des engagements ou des orientations ecclésiales pour confirmer sa vie de chrétien.
Le discernement poursuivi avec Laurent se situe avant toutes ces étapes. Je l'ai rencontré au cours de repas avec sa femme que j'accompagnais en vue de sa première Eucharistie. Il est à cette époque incroyant et même méfiant à l'égard du groupe catéchuménal. Ce groupe est cependant une interrogation pour lui, car il apprendra qu'il est composé dans sa majorité de jeunes de son âge (28-30 ans), mariés et cadres. Ce discernement fut long, progressif, les questions s'approfondissant peu à peu. Certaines périodes ont été très douloureuses et difficiles à vivre pour le couple.


Les débuts


Laurent est physicien, non baptisé, incroyant ; elle, baptisée à trois mois, n'a reçu aucune éducation chrétienne et a également fait des études supérieures. Us ont vécu ensemble pendant six ans et, en 1996, Sophie a désiré commencer une démarche catéchuménale de préparation à l'Eucharistie. Elle a pris contact avec moi, et nous avons commencé une préparation catéchétique.
Laurent et Sophie se sont mariés en juin 1996 — lui acceptant par amour pour sa femme un mariage à l'église, sans que cela ait aucun sens pour lui. Laurent a lu la Bible en historien et, à ce niveau, a une très bonne culture, d'autant plus qu'il a vécu en Irak. Ce couple s'aime profondément. Ils possèdent en commun une ouverture aux autres, une bonne culture artistique et littéraire ; ils développent une solide argumentation de leurs idées et savent approfondir sérieusement leurs réflexions.
Dès le début de l'accompagnement de Sophie, je dîne souvent chez eux. Laurent pose beaucoup de questions, craignant pour sa femme une orientation sectaire (il prononce même le mot « secte »). Leur vie de couple, jusque-là très harmonieuse, présente une sorte de faille. Laurent sent que sa femme est en recherche de valeurs qu'il ne comprend pas, qui semblent du rêve, des mots, et il espère qu'elle retrouvera la maîtrise de la situation : « Ce qu'on ne peut prouver n'est pas fiable. En physique, malgré tous les progrès de la science, en fin de compte, ce que l'on trouve, c'est le néant. Et cependant je ne peux nier un élément déclencheur... » Très vite, cependant, il repart dans des raisonnements logiques. La persistance de Sophie dans son ouverture spirituelle l'irrite. Des discussions éclatent entre eux, et il répète : « Je ne comprends pas... Je ne peux expliquer... Elle ne réussit pas à me prouver ce qui l'anime... » Moment difficile : ce n'était pas un refus, mais une grande souffrance de ne pouvoir argumenter, prouver. Il était en face de quelque chose qui le dépassait.

• A ce moment, j'ai essayé de trouver une faille. Laurent explique assez bien le comment de l'univers, mais il ne peut apporter de réponse au pourquoi. Et il me cite cette phrase de Jean Rostand : « Je ne peux admettre qu'un "être" ait créé tout cela, mais, d'autre part, j'ai peine à admettre que cela se soit fait tout seul par la vertu du hasard. Alors, je suis écartelé. » Laurent est honnête et droit dans sa façon de réfléchir.

• Laurent n'accepte pas la conception de Monod : « L'homme seul dans l'immensité indifférente de l'univers d'où il a émergé par hasard. » Il ne peut admettre que tout soit le fruit du hasard. Il souhaite trouver autre chose. Face à cette insuffisance, il est tout porté à croire à une intelligence supérieure créatrice. Il me cite alors l'interrogation de l'historien-sociologue Jean Delumeau : « Est-ce que Dieu n'est pas au fond de cette nuit ? Qui peut être certain qu'il ne s'y trouve pas ? Est-ce que l'évolution n'a pas de projet ? » Pour Laurent, la science pourrait nous délivrer de ce sentiment d'absurdité. Mais il admet également que des domaines échapperont toujours à la science, qu'elle n'éclaire qu'un tronçon de route, sans dire où va cette route. Or la science ne peut affirmer qu'elle ne conduit nulle part. Laurent est convaincu comme scientifique qu'il y a un début... C'est à cette période qu'il me dit : « Je peux effectivement dire qu'au bout de cet infiniment petit c'est le néant, mais je peux dire aussi que je peux nommer... Qui ? Quoi ? Pour moi, cela ne paraît plus impensable. »

• Laurent goûte la beauté sous ses différentes formes, que ce soit une nuit étoilée, des oeuvres artistiques, la richesse du cerveau humain. L'intuition artistique, la capacité créative de l'intelligence provoquent son émerveillement. Où chercher un complément d'information ?

• Spontanément, il se tourne vers la profondeur de l'amour qu'il a pour Sophie. Sentant toutes ses limites humaines, ses assauts de haine, de jalousie, d'égoïsme, cet amour plongerait-il dans quelque chose qui le dépasse et dont il perd la maîtrise ?... Etape importante où il se pose la question d'un lâcher prise, alors qu'il est calme, rationnel et calculé.

• Laurent finit par admettre que Sophie est libre de faire son chemin spirituel. Il comprend mal, se sent frustré, face à une femme qui n'est plus celle du début. Elle a évolué différemment de lui, dans un domaine qui lui échappe. Mais il accepte que des êtres évoluent : c'est même une condition pour lui de la croissance humaine. Se pose alors de nouveau, pour lui, la question du sens. Il a choisi librement de se marier avec Sophie comme d'être physicien. Alors il s'essaye au dialogue : « Pourquoi ce choix ? D'où vient-il ?» A ce moment, il me pose des questions sur ma vocation religieuse : « Pourquoi ? Tu avais fait des études, tu pouvais te marier... Pourquoi ?» Ce qui lui paraissait un « gâchis » hors du commun l'interpelle à présent. Cela faisait des mois que je cheminais avec lui.
Un soir, à table avec eux, je parle de certaines expériences spirituelles fortes où l'on pressent un « passage » du Seigneur. J'ai employé le mot « irrésistible » face à cet appel de Dieu. C'est ce mot qui, pour Laurent, a été déclencheur. Loin de toute maîtrise, des appels peuvent être irrésistibles, non calculés. Il me dit alors : « Mais cet amour pour Dieu et l'amour de Sophie ont peut-être une source commune ? Tout lâcher, cela n'est réalisable que si un autre amour nous en donne la possibilité ! L'amour a une source qui vient d'ailleurs. » Il me dit être envahi de mouvements divers. Il se sent bouleversé. Il lutte encore, mais ne pense plus que tout cela soit du rêve, une utopie : le chemin de Sophie, son expérience spirituelle lui donnant paix, joie, sérénité, ou ma vocation religieuse...
Arrive le jour de l'Eucharistie pour Sophie, sa première communion. Dispute entre eux le matin : il refuse d'assister à la célébration, puis, au dernier moment, « pour elle », il vient. Il rencontre alors l'équipe catéchuménale que j'animais, composée de six ou sept couples, dont l'un des deux se préparait au baptême. C'était surtout de jeunes cadres scientifiques, donc à ses yeux intelligents, réfléchis. Ce fut un choc pour Laurent de constater que des jeunes ayant, comme lui, fait des études, bien enracinés dans leur vie de couple et leur vie professionnelle, joyeux, épanouis, misent leur vie sur quelqu'un que l'on nomme Jésus Christ. Vient le début de la célébration. Sophie fait un témoignage de son cheminement et termine par les mots de Pascal : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais pas trouvé. » Laurent passe alors par un vrai chemin de Damas. Nos regards se croisent. Il est comme terrassé par ce qui se passe en lui. C'est un véritable effondrement. Après la célébration, ils viennent à la maison avec d'autres couples du groupe catéchuménal. Laurent demande à me rencontrer. Il essaye de m'expliquer ce qu'il vit ; il est bouleversé, au bon sens du terme, surpris par cet élan spirituel.
Je le rencontre plusieurs fois, et, au bout de trois ou quatre rencontres, il constate que ce mouvement vers Dieu persiste avec intensité et que cette expérience ne vient pas de lui. Il demande alors un accompagnement vers le baptême et commence une démarche catéchuménale en 1996. Il sera baptisé en avril 1998. Après un an de réflexion le préparant à sa confirmation, en 2000, Laurent me demande un accompagnement de discernement spirituel dans sa vie chrétienne. Avec Sophie, il se met à suivre des cours de théologie.

Du côté de l'accompagnatrice


Je ne peux terminer ce témoignage sans dire ce qu'il a été pour moi. En quatorze ans de responsabilité au service catéchuménal (diocésain et paroissial), j'ai accompagné de nombreux catéchumènes. Tous ces accompagnements ont été très enrichissants, mais celui de Laurent fut très différent des autres. Les jeunes catéchumènes qui frappaient à ma porte pour demander un accompagnement au baptême étaient décidés à entreprendre cette démarche. Rien de tout cela chez Laurent. Ce sont nos rencontres chez lui, lorsque je venais réfléchir avec Sophie, sa femme, "qui l'ont amené à cette démarche. Il observait, réfléchissait, questionnait avec droiture, mais avec une argumentation solide et assez opposée à cette démarche qui lui semblait, à lui scientifique, parfaitement irrationnelle.
Accompagner Laurent fut pour moi très exigeant. Nous étions encore bien loin d'une catéchèse. C'est un émerveillement de sentir dans un être le travail de l'Esprit auquel il est très disponible. Lui, l'intellectuel, a fait un chemin très concret. Il a désiré mettre l'Evangile dans sa vie de couple, sa vie professionnelle, sa vie d'Eglise et sa vie relationnelle. Tous les thèmes de service, charité, pardon, humilité, ont été repris dans la prière et discernés. C'est pour nous, accompagnateurs, une expérience d'humilité, d'écoute, de communication dans une relation de confiance toute simple. C'est aussi l'exigence d'être ce témoin qui essaye au quotidien de mettre l'Evangile au coeur de sa vie.
Laurent et Sophie viennent de prendre contact avec le MCC (Mouvement des Cadres Chrétiens) et ils envisagent de s'insérer dans leur paroisse pour, avec d'autres couples, faire une relecture de leur vie chrétienne. C'est une chance pour l'Eglise de recevoir ces nouveaux convertis : chance de dialogue, de communication, chance du renouveau, d'un regard neuf. Les catéchumènes sont un don de Dieu et nous font découvrir comment chacun est personnellement aimé — ce qui ne peut que pousser et engager les chrétiens à favoriser leur accueil dans les paroisses. A cet égard, il y a souvent de l'incompréhension. Il nous faut être davantage à leur écoute, tandis qu'eux-mêmes, jeunes néophytes, doivent tenir compte de l'expérience des « vieux » chrétiens.