Que feriez-vous si vous saviez que vous devez mourir bientôt ? Donnez-vous un moment pour laisser venir ce qui est en vous et y penser. Cette question nous oblige à considérer notre vie.

Le désir de se réconcilier


Pour un grand nombre de personnes, quand la mort se fait proche se manifestent le désir de vivre plus à fond, le besoin d’un essentiel, une soif de réconciliation… avec soi-même, avec les autres et, pour certains, avec Dieu. Quand tout, absolument tout, nous quitte, nous apprenons enfin que nous ne sommes rien par nous-même et que la relation constitue notre être profond. Ce à quoi l’on a manqué envers l’autre, ce qu’on lui a fait comme ce qu’il nous a fait vient au premier plan. Nous savons des gens qui n’en finissent pas de mourir parce qu’ils attendent un enfant, un père. Au moment de la séparation inéluctable, leur être aspire à ce que les liens fondamentaux soient rétablis. Souvent, cela passe par le besoin de dire.
Une jeune femme qui pressentait que son cancer métastasé lui laissait peu de temps disait : « Je veux, avant de mourir, avoir trouvé ce que c’est que vivre. » Dire lui devenait une nécessité. « J’ai fait pleurer ma mère, mais je ne peux pas m’empêcher de lui dire. Il faut aussi que je parle à mon frère. Je n’ai jamais rien dit. Dans notre famille, on ne savait pas parler. » Elle ne pouvait plus se contenter des faux semblants ; elle avait soif de vérité. Cela passait par dire les blessures subies. Elle était consciente qu’il y avait en elle une violence et elle l’exprimait en même temps qu’elle en demandait pardon. Tandis qu’elle pleurait, accusait, elle découvrait sa soif de rencontrer sa mère mais aussi son ambivalence envers elle. Elle s’ouvrait à la fragilité de sa mère en commençant à accepter la sienne. Elle entrait dans cette unique demande qui nous constitue tous : aimer et être aimés. Car c’est cela seul qui demeure quand tout nous quitte, c’est cela seul qui nous fait être encore vivants, les uns avec les autres, quand la mort est là. C’est pourquoi se réconcilier est un besoin urgent, bien qu’on ne sache pas ce que c’est tant que l’on n’en a pas éprouvé la nécessité, comme de respirer quand le souffle manque.
L’amour seul peut nous faire vivre et lui seul demeure quand tout le reste s’en va. Mais l’amour ne peut se passer de la vérité, contrairement à ce que nous croyons un certain nombre de fois où nous choisissons de nous taire, pensant ainsi préserver la paix. C’est là une illusion, une façon de nous éviter de rencontrer l’autre tel qu’il est, de nous rencontrer tels que nous sommes. Rien ne peut tenir sans ce dur travail de vérité.
Ce n’est pas seulement celui qui va mourir qui a besoin de réconciliation mais aussi ceux qui restent. Une jeune femme dont le père était mourant courait, jour après jour, à l’hôpital et en repartait chaque fois effondrée. Elle a dit seulement après sa mort qu’abusée par lui, quand elle avait sept ans, elle guettait les mots à travers lesquels il reconnaîtrait sa folie d’alors et la rétablirait comme fille en prenant sa place de père. Le père ne dit rien, la fille ne dit rien. On ne sait ce qu’il a vécu. Elle, s’est sentie sans avenir, irrémédiablement fixée à ces instants où elle était devenue la chose de son père.
La chanteuse Barbara, elle aussi violée par son père, a exprimé ce besoin fondamental d’une réconciliation qui la rende à elle-même et qui rende son père à lui-même. Le besoin de réconciliation pour ces femmes dont l’enfance était une blessure vive en elles se traduisait dans l’espoir que chacun prenne sa vraie place pour pouvoir entrer dans une relation juste. Barbara, immobilisée par sa blessure, n’arriva apparemment pas à entrer dans la profondeur de son désir et arriva trop tard, quand son père était déjà mort. Elle eut cette parole : « Et pourtant, c’était mon père. » Nommer l’horreur et chercher la vie au coeur même de cette horreur est un impératif absolu dans certains besoins de réconciliation.

Avoir besoin de se réconcilier, c’est avoir besoin d’une place, d’une place unique, dans le monde des vivants. Il n’existe de place unique pour chacun qu’en lien avec la place des autres. C’est cela qui nous rend les choses difficiles, car nous ne savons pas très bien où est la place de chacun. Nous confondons les places – l’inceste, où l’enfant est pris comme adulte-objet, étant un cas extrême.

Les fausses réconciliations
 

Pourquoi se réconcilier ? Pour mieux vivre, parce que se sentir en conflit est émotionnellement éprouvant, surtout à certains moments de la vie. Mais, comme le découvrait cette jeune femme en fin de vie, nous ne savons pas ce qu’est vraiment vivre.
« Si je cesse d’en vouloir à mes parents, je guérirai de mon cancer », disait quelqu’un à trois semaines de sa mort. Elle était persuadée de s’être fabriqué son cancer en cultivant la rancoeur qu’elle avait envers ses parents. Elle voulait supprimer cette rancoeur pour pouvoir continuer à vivre. Elle se sentait rongée dans son être entier, corps et âme, et avait l’impression qu’il lui suffisait de décider pour y arriver. Sa motivation était forte, puisqu’il s’agissait de pouvoir vivre encore, mais elle n’était pas efficace ; il lui manquait quelque chose. Elle voulait vraiment que sa vie soit plus facile à vivre, elle avait vraiment besoin de l’autre – ses parents –, mais d’un autre au service de son ego. Elle voulait que cet autre fasse à sa place, qu’il prenne sa vie en charge. À vrai dire, plutôt que de l’autre, elle avait besoin d’une certaine image de l’autre. Tout était tellement centré sur elle qu’elle ne pouvait pas rencontrer l’autre comme autre, et donc se réconcilier tout en prétendant le désirer intensément. Le mensonge à elle-même viciait sa recherche.
« C’est votre intérêt de vous réconcilier », dit-on dans un certain nombre de stages de développement. En quoi consiste cet intérêt dans l’esprit de ceux qui font de telles déclarations ? N’ont-ils pas une vue trop courte de l’intérêt, centrée sur la seule élimination de la souffrance, de leur propre souffrance ? Leur quête n’est-elle pas entachée de l’illusion que l’on peut supprimer la souffrance ? On peut ainsi croire qu’aspirer à la réconciliation dans l’espoir que sa propre blessure sera apaisée suffit pour se réconcilier.

Nous pouvons désirer nous réconcilier comme le petit enfant qui passe du caprice au câlin parce qu’il est incapable d’autonomie, qu’il ne peut se passer de sa maman. Il a besoin de l’autre pour sa sécurité.
Nous ne supportons pas de souffrir, nous croyons que vivre et souffrir sont inconciliables, nous ne savons pas intégrer la souffrance à nos vies. Nous pouvons donc avoir le désir de nous réconcilier parce que nous sommes dans une volonté de puissance, déguisée en bons sentiments. Nous ne supportons pas de ne pas tout avoir et tout pouvoir. Nous n’arrivons pas à accepter d’être limités et que le monde soit limité.
Comme un tout petit enfant dépendant de son entourage pour vivre, nous ne supportons pas les frustrations, nous les vivons comme une entame à notre être ; pire même, elles peuvent apparaître comme une mort. Et l’on ne se parle pas malgré le désir que l’on en a, parce que parler c’est affronter la différence ; c’est, nécessairement, se heurter à des limites parce que l’autre sera toujours autre. Avant de découvrir l’autre comme celui qui élargit notre espace, nous le vivons comme celui qui nous frustre, qui ne répond pas à nos attentes. Nous pouvons alors rêver d’un monde où il n’y aurait pas le moindre conflit et, pour échapper à cette dure réalité, nous engager dans des réconciliations qui perpétuent les conflits parce qu’elles ont pour socle la peur : peur d’affronter l’autre, peur de s’affirmer, peur d’être seul. Nous choisissons le consensus mou que nous croyons faussement être réconciliation plutôt que le dialogue avec ses risques, dont celui de nous remettre en question. Nous prétendons que l’important est de se réconcilier et que le reste suivra. La réconciliation est prise comme un acte magique, alors qu’elle est un processus.
La peur occupe une place prépondérante dans nos vies. Elle fausse notre regard, trompe notre raison, nous fait mentir aux autres et d’abord à nous-même. À cause de la peur, nous imaginons la réconciliation comme le retour à un début sans problème. Nous passons notre temps à nier la réalité, à ne pas vouloir la voir. Nous nous réfugions dans des idéaux, des rêves, des discours.
La poursuite d’un moi idéal est un refuge pour nos rêves de réconciliation. Elle nous permet de cultiver avec soin une image de nous-même présentée par exemple comme souci des autres, désir de construire la paix, sens du devoir. Ce qui se passe avec les autres et ce qui s’est passé est secondaire. Nous chérissons la valeur, les principes, le point d’honneur plus que les personnes. Nous en arrivons ainsi à nier inconsciemment l’offense faite ou subie. Les principes sont devenus plus forts que la relation, c’est-à-dire plus forts, au final, que la vie. Et tellement forts qu’ils servent de béquilles à l’insécurité intérieure.
La peur de ne pas « faire comme il faut », de perdre l’amour, fait que nous nous taisons. Être soi et être bien ensemble peut nous paraître opposé. Nous nous disons : Jusqu’où dois-je accepter l’autre ? Dois-je aller jusqu’à me nier moi-même ? Ai-je le droit d’être moi-même et de le blesser ? Si je suis moi, ne vais-je pas tout démolir de ce qui est entre nous ? M’acceptera-t-il encore ? Nous nous disons aussi : Peut-il changer ? Nous avons l’impression qu’il nous faut choisir entre l’autre et nous, entre être bien ensemble en renonçant à soi-même et être soi-même en renonçant à être ensemble. Vécu ainsi, c’est bien sûr sans solution. On ne peut qu’en vouloir à l’autre ou s’en vouloir à soi-même. La réconciliation semble un mirage.
Il peut donc y avoir un désir de se réconcilier qui est faux, commandé par une fausse culpabilité, une incapacité à assumer de ne pas être d’accord. On se manque ainsi à soi-même, on manque à la vérité de la relation à l’autre.
L’absence de conflits n’est pas la paix. On ne peut se réconcilier si l’on n’ose pas le moindre différend. Ce qui est grave, ce ne sont pas nos désaccords mais ce que l’on en fait. Nous avons trop souvent peur des conflits. Ce n’est pas parce que l’on ne se dispute pas qu’il n’y a pas en nous de la colère, voire du ressentiment. Le pire, d’ailleurs, n’est pas la colère mais le ressentiment, car il ronge tout. Le ressentiment enferme en soi-même ; la colère et la peur, la tristesse qu’elles cachent souvent, ouvrent la porte à la parole, c’est-à-dire à la rencontre dans laquelle chacun pourra laisser tomber ses masques 1 et se révéler à l’autre. Mais nous avons peur de nous révéler à l’autre comme nous avons peur qu’il se révèle à nous. Que de fois après une incompréhension, une mésentente, nous disons : « Il vaut mieux en rester là » !

Le refus de la réconciliation


Le jeune Hegel, qui met au coeur de sa pensée l’idée de réconciliation, découvre, bouleversé, que partout « la puissance de scission » s’affirme et triomphe, tandis que « la puissance d’unification disparaît de la vie humaine » 2. Une centaine d’années plus tard, Freud met au centre de sa théorie le dualisme entre pulsion de vie et pulsion de mort 3.
Le concile Vatican II déclare : « Les déséquilibres qui travaillent le monde prennent racine dans le coeur de l’homme. C’est en lui-même que l’homme souffre division » 4. Déjà Jésus disait : « Vous ne voulez pas venir à moi pour avoir la vie » (Jn 5,40). Cette parole est terrible. Nous cherchons la vie là où elle n’est pas, et, bien sûr, nous ne l’y trouvons pas. C’est parce que nous ne croyons pas en la vie qu’il y a en chacun de nous un Caïn qui peut tuer son frère. Quand la jalousie nous saisit, nous sommes convaincus que ce qui est donné à l’autre est autant que ce qui nous est retiré. Et nous prétendons que rien ne nous a été donné si la vie ne nous a pas été donnée telle que nous la voulons. La place de l’autre nous semble toujours meilleure. Ce qu’il a nous paraît nous avoir été enlevé.
Se réconcilier a de quoi faire peur, car c’est changer de vie, entrer dans un inconnu, reconnaître que l’on ne sait pas tout de l’autre, croire que quelque chose de bon peut sortir de l’autre. C’est aussi, souvent, oser croire en soi, en ses capacités, croire que nous aussi nous avons de la valeur. Sans cette foi en notre propre valeur et en la valeur de l’autre, nos vies se passeront en arrangements continuellement négociés pour défendre notre place. Si l’on est accroché à sa place, le mot « réconciliation » n’a aucun sens. Il n’en a pas plus si l’on passe son temps à s’effacer, car, pour se réconcilier, il faut exister en tant que soi-même.

Un apprentissage


Pour que le désir de réconciliation soit plus fort que tout ce qui en nous la refuse, il faut que la réconciliation soit un gain ; non pas en tant qu’elle restaurerait le passé, mais en tant qu’elle le réparerait en lui ouvrant un avenir.
Nous sommes limités de toutes parts, en nous et autour de nous. Ces limites qui nous font avoir peur des autres et les rejeter peuvent nous faire sombrer dans la haine, le désespoir et les divers replis sécuritaires. Elles sont aussi le levier de notre désir, de notre désir d’aller au large.
Voir l’autre comme autre, et non comme une extension de nous-même ou comme un ennemi, n’est pas spontané. Il faut l’apprendre et le réapprendre sans cesse jusqu’au point où, si nous y arrivons un jour, il ne sera plus éprouvé comme celui qui empêche ma vie.
Le patriarche Athénagoras écrit : « Il faut mener la guerre la plus dure, la guerre contre soi-même… J’ai mené cette guerre. Maintenant je suis désarmé. Je n’ai plus peur de rien, car l’amour chasse la peur… Je ne suis plus sur mes gardes, jalousement crispé sur mes richesses… Je ne tiens pas particulièrement à mes idées, à mes projets. J’ai renoncé au comparatif. Ce qui est bon, vrai, réel, où que ce soit, est toujours pour moi le meilleur. C’est pourquoi je n’ai plus peur. » Et il conclut : « Qui nous séparera de l’amour du Christ ? » 5. Il savait bien qu’il devait combattre mais qu’il ne le pouvait seul, sans l’amour du Christ. De la même façon, Etty Hillesum, avant d’entrer au camp de Westerbork, écrivait : « Quand on est dans tes mains, mon Dieu, on n’est au pouvoir de personne. »
Est-ce à dire que seul le croyant en Dieu peut bâtir la paix en lui et autour de lui ? Je crois que cela signifie plutôt que, qui que nous soyons, nous sommes appelés à croire. Seuls, nous ne pouvons rien. C’est là un mystère absolument extraordinaire, un signe de notre grandeur. « Je suis ce que je suis à cause de ce que nous sommes tous » (Desmond Tutu). Et nous sommes ce que nous sommes à cause de ce que nous avons reçu et de ce que nous avons donné, car ne sont riches que celui qui sait donner et celui qui sait recevoir. Nous sommes extraordinairement plus grands que ce qu’il apparaît,
tout en étant fragiles. Le sort de tous est confié à chacun dans ce qu’il fait de sa vie et la vie de chacun a besoin de celle de tous.
Pour nous réconcilier, il nous faut croire que ce qui nous lie est plus fort que ce qui nous sépare. Ce qui nous lie n’est pas derrière nous mais en avant de nous. C’est cela qui peut susciter notre confiance : un don en avant de nous, un avenir à bâtir. Ce qui nous est donné n’est pas derrière mais devant… si nous l’acceptons. Croyant en Dieu ou n’y croyant pas, la vie nous est donnée et confiée, l’autre nous est confié… comme nous lui sommes confiés.
Devenir nous-même, c’est nous ouvrir à la vie présente en chacun, c’est chercher cette vie inlassablement, tout laisser pour elle… Vivre devient alors désir que tout autre vive.
La réconciliation passe donc par le pardon et le dépasse… Elle est acceptation des blessures. Elle est un processus, un changement de regard sur l’autre et dans sa propre identité, un passage par une mort… Non pas comme une résignation à une condition humaine rétrécie mais comme un appel à ne pas s’arrêter. C’est pourquoi elle n’est pas un moment du temps mais une façon de vivre.
Le secret de la réconciliation ne serait-il pas dans la confiance dans le don de la vie fait à tous ?… On peut alors abandonner au bord du chemin le désespoir, la haine, l’injustice, pour bâtir ensemble… On peut, comme l’écrivait le poète John Milton, simplement se tenir debout et attendre, veiller, car « ils servent aussi ceux qui seulement restent debout et attendent » 6. Ils sont les porteurs de l’espérance de tous, ils sont le signe que ce à quoi nous aspirons est déjà là… en germe.




1. Étymologiquement, masque = mensonge.
2. La différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et Schelling (1801),
Vrin, 1986, p. 110.
3. Cf. Au-delà du principe de plaisir (1920).
4. Gaudium et Spes, § 10.
5. Jésus-Caritas, n° 213, 1984, p. 28.
6. Cf. Le paradis perdu (1667).