Au commencement était le cinéma muet. La merveilleuse machine inventée par les frères Lumière en 1 895 savait capter et reproduire les images mouvantes du réel, mais pas les sons correspondants. Jusqu'en 1928, on s'en accommoda. Entre deux scènes, parfois entre deux plans, les commentaires ou les répliques s'écrivaient sur l'écran. Langage purement visuel, comme la bande dessinée, le film parlait déjà, à sa manière. Muet, l'était-il vraiment ? D'ailleurs, pourquoi emprunter ce mot au vocabulaire humain pour l'appliquer au cinéma ? Une machine peut être silencieuse. Ce sont les hommes qui sont parfois muets. Mais, de silence, il n'en était pas question. Et quand le son viendra rejoindre l'image sur l'écran, le film deviendra parlant. Rarement on le dira sonore.
Etrange histoire donc, étrange vocabulaire aussi, qui nous étonne aujourd'hui. Etrange déplacement des mots. Car le véritable muet, c'est le spectateur dans la salle obscure. C'est lui, et lui seul, qui est réduit au silence, puisqu'il est là, justement, tapi dans l'ombre, pour écouter les autres parier à sa place. Avec des mots écrits sur la toile blanche, plus tard avec leurs voix, venues de toutes parts dans nos salles « multiplexes », chacune étant équipée du « son stéréo multipiste ».


L'image-miroir et le silence de mort


Alors, pourquoi la nostalgie du cinéma muet ? Si vive, si violente même dès l'apparition du parlant. Où est donc ce silence dont René Clair dira qu'il était « d'or » ? Dans son livre Cinéma d'hier, cinéma d'aujourd'hui (1 970), le réalisateur du Silence est d'or nous confie une observation révélatrice qu'il fit à Londres en 1929, à la projection d'un des premiers films parlants : « J'observais les spectateurs... Ils semblaient sortir d'un music-hall. Ils n'étaient pas plongés dans cet engourdissement bienfaisant que nous dispensait un passage au pays des images pures. Ils parlaient, riaient fredonnaient le dernier refrain entendu. Ils n'avaient pas perdu le sens de la réalité » 1.
On ne saurait mieux exprimer l'effet du cinéma muet et de son charme rompu par l'avènement du parlant. Il s'agit bien du silence du spectateur, silence provoqué par les « images pures ». Engourdissement, perte de la réalité, plongée dans l'imaginaire. Cette jouissance muette (René Clair semble regretter que les spectateurs parlent en sortant d'un film parlant), elle a un nom, elle a une histoire, et qui ne date pas de l'invention du cinéma. On peut la lire, finement décrite dans un grand mythe, aux sources de notre culture. C'est l'histoire de Narcisse, Narcisse et le miroir, Narcisse et la nymphe Echo. Elle nous est rapportée par Ovide 2. Narcisse, le beau Narcisse, à qui personne ne résiste, Narcisse dédaigne celles et ceux qui ont le malheur d'être séduits par lui. Or, un jour, il découvre une source dans la forêt où il chassait. Il se penche vers le miroir de l'eau, et, séduit à son tour par l'image qu'il n'avait jamais vue, ne peut s'en détacher. Il dépérit peu à peu, troublant l'image de ses larmes, et le silence de la forêt de ses sanglots. Mais la nymphe Echo qui l'aimait depuis longtemps et l'avait suivi, sans qu'il la voie, près de la source, lutta en vain pour l'arracher à la fascination. Elle ne pouvait malheureusement pas parler, elle ne savait que répéter les derniers sons entendus où Narcisse ne reconnaissait que sa propre douleur, ses gémissements, ses cris...
Narcisse, ou l'homme réduit au silence par l'image. Narcisse qui se confond et se perd dans l'image (et non pas son image, car il ne sait pas que ce qu'il admire, c'est lui-même). Narcisse vient du grec narkos, qui signifie « torpeur », « engourdissement » — nullement bienfaisant, puisqu'il efface tous les repères entre tu et je, entre rêve et réel, masculin et féminin, vie et mort. Narkos : la narcose, l'image-drogue qui endort et qui tue. Image qu'aucune parole ne vient déchirer, fascination sans appel. Tel est le silence des « images pures », images sans voix, sans la voix de l'autre. Images-miroirs où l'on se noie dans un silence de mort.


Des silences éloquents


Mais tous les silences du cinéma ne sont pas des silences de mort. Et leur frontière ne se situe pas entre le film muet et le film parlant. Voyez Griffith, Chaplin, Lubitsch, Vidor, Dreyer, parmi tant d'autres. Leurs films ne sont pas faits d'« images pures » destinées à nous méduser. Ils réalisent le paradoxe d'être déjà des films de paroles et de bruits, montrant des êtres qui dialoguent entre eux et avec le spectateur. Si La Passion de Jeanne d'Arc (1 928) est justement célèbre, c'est sans doute parce qu'on y assiste à un affrontement de visages et de mots. Ce n'est pas le silence des visages qui nous touche, mais, au contraire, leur éloquence, leur expressivité. Le silence, ici, ouvre un espace infranchissable entre les êtres, entre la violence des mots écrits mais aussi murmurés, suspendus sur des lèvres frémissantes de haine ou de prière. Silence d'une tout autre nature que celui de Narcisse. Curieusement, d'ailleurs, La Passion de Jeanne d'Arc, dernier film muet de Dreyer, nous apparaît aujourd'hui plus éloquent que Vampyr (1 932), son premier film parlant, où l'on observe très peu de dialogues, dans un univers plastique et visuel qui est encore celui du cinéma muet. Il fallait que le son existât pour que le silence devînt expressif, et non plus « stupéfiant ». Car Vampyr est peut-être le premier film où le héros se bat contre une fascination mortelle, une menace d'engloutissement, d'ensevelissement silencieux. On dirait ici que le cinéaste retourne les armes du cinéma muet contre lui-même et, dans un adieu déchirant qui est aussi un arrachement nécessaire, prend ses distances avec un art dont l'apparente pureté cachait la séduction délétère.


La voix qui brise le miroir


Alors, que manquait-il au cinéma muet ? Ce n'est pas le verbe, ni l'éloquence, ni le dialogue, c'est la voix humaine. La voix qui nous relie au réel et à l'autre. Muet, le cinéma n'en était que plus bruyant, bruissant de la rumeur ou du fracas de la rue et du monde. Mais un monde imaginaire, un espace à deux dimensions où tout était image. Pas de place pour la voix, hors de cet univers exclusivement visuel et spectaculaire. Ce qui manquait au film muet, c'est, paradoxalement, un silence d'une tout autre nature, qui ne peut se reconnaître qu'au-delà de l'image, dans la rencontre de la voix humaine.
Un film ici marque le passage avec un éclat singulier. Un film justement célèbre : Chantons sous la pluie, de Gène Kelly et Stanley Donen (1 952). Sous sa brillante légèreté, son ironie jubilatoire envers Hollywood et le star-system, ce film peut être relu aujourd'hui comme une fable sur les rapports de l'image, du silence et de la voix.
L'action se passe vers 1928, dans un studio où l'on tourne les derniers films muets. A cette époque, une actrice sans voix pouvait être une vedette adulée du public. Dans une scène d'amour, au tournage, elle échange avec son partenaire (Gène Kelly) un dialogue aigre-doux. A l'écran, le spectateur ne verra que l'image idyllique d'un couple amoureux. Image-mensonge, image-miroir — qui répond à notre désir et le comble : « Le cinéma, disait André Bazin, substitue à notre regard un monde qui s'accorde à nos désirs. » Vient le parlant. Pour sauver du désastre la star à la voix de crécelle, on décide de la doubler par une jeune chanteuse, qui lui prête sa voix. Nouveau triomphe de la star, qui ne veut pas reconnaître sa dette envers la chanteuse. Elle ira seule recueillir l'ovation du public à la fin de la première, devant le rideau fermé sur l'écran. Or le public lui demande de chanter. Panique de la star. On improvise un play-back : la chanteuse, derrière le rideau, la double encore. Mais, soudain, le rideau se lève à l'insu de la star, révélant au public hilare l'imposture de la situation.
Dans une telle séquence, on peut retrouver, avec la profondeur du mythe, la réponse à Narcisse du jeune cinéma parlant. Voici donc la voix de l'autre venant déchirer l'image où le public était en train de se laisser prendre. Image fusionnelle où il n'y a ni je ni tu, ni moi ni l'autre. Mais le surgissement de la voix, son effraction dans l'image, renvoie celle-ci à son mutisme. Elle n'était qu'un miroir, le lieu d'une illusion et d'une fascination. La star id se révèle comme l'image de Narcisse, un mirage, sans voix ni corps. La joie que nous éprouvons alors est celle de l'oiseau qui échappe au serpent. Adieu sans regret aux sortilèges du cinéma muet. L'image-miroir ne résiste pas à la présence d'une voix, une voix qui habite son corps. Beauté de l'image réconciliée avec cette voix et ce corps, et le lieu de ce corps. Faut-il s'étonner qu'on ait envie de chanter en sortant d'un tel film ? Alors, quelle place pour le silence dans notre cinéma moderne, parlant et bruyant ? Quelle place et quelle sorte de silence ? Comment distinguer le silence et le mutisme ?


Le mutisme, la voix et le silence ouvert


Deux films, dans mon souvenir, se répondent : Le Silence de la mer de Melville (1 949) et Le journal d'un curé de campagne de Bresson (1 950). Nul doute que le premier ait influencé le second : on retrouve dans l'un et l'autre la voix off, l'audace de cette présence littéraire contre une image réaliste et dépouillée. Mais là s'arrêtent les similitudes. Dans le film de Melville, durant l'Occupation, un vieil homme et sa nièce vont affronter chaque soir l'officier allemand qui loge dans leur maison à la campagne. Chaque soir, l'officier, avec une extrême courtoisie, tente d'ouvrir une conversation avec ses hôtes, avant de monter dans sa chambre. Mais l'onde et la nièce ont décidé de se taire, et l'officier se voit contraint au monologue. Ici, le spectateur est pris entre le mutisme résolu des deux Français et l'infinie patience de l'Allemand qui s'efforce, d'une voix paisible et dans une langue impeccable, de combler le silence et de nouer une relation impossible. Le dispositif se révélerait vite artificiel et insupportable, n'était le recours à un second artifice : la voix off de l'oncle qui se confie au spectateur en feignant de se parler à lui-même.
A quoi tient l'étonnante réussite de ce film, le premier à explorer un tel domaine (si l'on excepte Le Roman d'un tricheur de Guitry, mais les enjeux et le ton étaient d'une tout autre nature) ? Elle tient, il me semble, à la création d'un espace de silence et d'écoute : cette pièce avec son coin cheminée, son plafond bas, sa porte sur le jardin et sa fenêtre. Espace intime où vient « se recueillir » la guerre. Une guerre ici sans armes et sans horreur, sans violence et sans bruit, mais la guerre tout de même, où l'un s'expose par ses paroles, tandis que les autres l'agressent par un mutisme où ils l'enferment. Mutisme des résistants : faire le mort — muets comme la tombe — mais pour donner un sens à la vie. La beauté du film tient peut-être à la mélancolie qu'il nous procure. Tristesse de ce dialogue manqué, de ce mutisme cruel, et pourtant nécessaire, courageux, héroïque. Mais la vérité du cinéma est au-delà des intentions. Et ce que nous retiendrons, c'est le merveilleux accord de ces deux voix si proches : celle de l'officier et celle de l'onde, qui se sont rencontrées pour nous, et pour nous seuls, dans le silence d'une vieille demeure.
Le Journal d'un curé de campagne décrit aussi un combat. Avec le mutisme, aussi, de certains personnages : Séraphita, la fillette du catéchisme, Chantai, le comte... Et devant ce mutisme, l'immense solitude du petit prêtre de Bernanos, sa maladie, le long calvaire, jusqu'à la « sainte agonie ». Il y a, pareillement, la voix off (l'écriture et la lecture à voix haute, pour nous seuls, du journal). Enfin, il y a les rencontres, en apparence manquées, le froid silence humide qui tombe sur les pauvres épaules du jeune curé. Pourtant, ces échecs accumulés réalisent l'espace d'une relation intense, paradoxale. Les gestes, les mots, les voix, les ombres, les lumières font bien mieux que signifier. Ils sont à leur place, ou, comme dit Bresson, « ils ont l'air de se plaire ensemble » 3, ils s'accordent, comme s'ils avaient besoin de ce froid silence pour brûler d'une douce ardeur, et dessiner l'esquisse palpable de ce que pourrait être la communion des saints. Silence qui ouvre à l'invisible.


Le muet, l'interdit, la parole


Aux antipodes de ces deux films, je ne peux évoquer le silence sans revoir Paris-Texas (1 984) de Wim Wenders. Silence et mutisme, encore, confrontés l'espace d'un film (et quel espace !...). Un homme marche, seul, dans le désert. Quand il vient s'effondrer, ivre de fatigue, au fond d'un bar perdu, on découvre qu'il est muet. On apprendra, peu à peu, que sa femme l'a abandonné, avec leur petit garçon, recueilli par son frère et sa belle-soeur.
Travis, le « voyageur », va parcourir les Etats-Unis, comme un survivant, celui qui n'est pas revenu d'un désastre. Ici, le mutisme est le stigmate d'une blessure. Muet de douleur, voilà Travis. En lui, ce n'est pas le silence qui tue. C'est la perte de l'amour, l'abandon de sa femme qui l'a projeté au désert, dans le vide des mots et du coeur. Travis va traverser ce vide. Pas seulement l'immensité des paysages. Mais la perte du langage, de tout ce qui nous permet de relier les mots et les choses, les événements et l'histoire. Le fil du temps, le sens de la vie. Travis est né à « Paris-Texas ». Ce sont les premiers mots qu'il retrouve, avec la vieille photo d'un champ où ses parents se sont aimés. Mais ce Paris au Texas n'est lui-même qu'un « double » du Paris que tout le monde connaît ! Vanité du langage. Seuls les mots d'amour, seule la voix de la bien-aimée, peuvent dire ce qui en nous est unique. Et c'est vers cette parole que Travis s'achemine pour une rencontre à tous égards singulière. Il retrouve Jane dans un « peepshow », où elle gagne sa vie. Elle dialogue dans une cabine éclairée avec le client qui la regarde à travers une vitre, dans le noir où elle ne peut le voir.
Entre eux, il y a donc cet écran, ce mur de verre infranchissable, que les paroles seules traversent avec l'image de la femme inaccessible. Lieu de l'« inter-dit », la parole ne peut se dire qu'entre, à travers l'image, l'espace qui les sépare et la voix qui les réunit. Jamais on n'a mieux éclairé ce que le silence au cinéma veut dire, permet de dire. Pour se parler ici, maintenant, il faut que Travis et Jane traversent, dans la douleur et les larmes, le mur du silence qui s'est dressé entre eux depuis leur séparation et dont celui-ci n'est que la métaphore. Travis raconte « leur » histoire, comme s'il s'agissait d'une quelconque histoire, l'histoire d'un autre. D'abord troublée, Jane ne la reconnaît pas, ne s'y reconnaît pas. Et lui, Travis, ne peut supporter l'image violemment éclairée de Jane derrière la vitre. Impossible, pour lui, de faire coïncider cette image offerte à tous avec celle qu'il évoque dans la douleur de la mémoire. Alors il se retourne pour continuer à parler. Impossible ici « à l'image, au son et au silence de se plaire ensemble ». Il y aura bien un instant la tentative — par la magie du cinéma — de mêler sur les écrans les deux visages, les deux reflets dans le miroir. Le piège de Narcisse ne fonctionnera pas. Pas plus que la voix d'Echo — mais une Echo qui n'aime plus : elle ne pourra rejoindre celui qui ne la reconnaît plus. Ils ont réussi à se parler, à se dire la vérité de leur amour et la mort de cet amour. Leur histoire, et le deuil de cette histoire. Maintenant, cette histoire est finie.
Paris-Texas n'est pas une romance destinée à consoler les coeurs meurtris. C'est un vrai film. Il nous dit quelque chose de vrai sur le temps irréversible et les gouffres de silence qu'on ne peut plus franchir quand on les a laissés se creuser.


Le cinéma, lieu de silence


Il est un autre « silence du cinéma » sur lequel je voudrais conclure. C'est le silence que nous éprouvons lorsqu'on pénètre dans une salle de projection. Du moins dans celles (il en existe encore) qui ne nous infligent pas la douche publicitaire avant et après les films. Passage initiatique par le silence. On vient de la rue bruyante. J'imagine la salle, petite, en sous-sol. On y descend par un long escalier, droit et large, comme les curistes dans Huit et demi de Fellini. On est en avance — attente délicieuse dans la pénombre. Les habitués (car une telle salle doit avoir un public fidèle) respectent ce silence, ils parlent à mi-voix, ils ne froissent pas des sacs plastiques... La lumière est douce. Les bruits de la ville se sont éteints. On est bien. La salle est étroite, allongée vers l'écran, cet écran qu'on ne voit pas encore, caché par le rideau. Attente du film, du rite, de la nuit qui va prolonger le silence quand l'écran s'éclaire. Ah, si le film pouvait retenir un peu ce silence, prendre son temps, prendre son élan et sa forme dans ce silence ! Comme chez Bergman, souvent, ou Resnais, ou Rohmer. Comme au début de Conte d'été : la plage, si présente dans l'immensité de son silence peuplé de bruits. Beauté de ce long temps sans paroles, beauté de ce silence qui prépare l'avènement de la parole. Silence qui ouvre...
« Aller au cinéma » ; « je vais au cinéma... » Avec l'église, le cinéma est un lieu, l'un des derniers lieux de silence dans nos villes de bruit et de fureur. Le film est un absent qu'il faut rejoindre de l'autre côté du silence.



1. Cité par Michel Chion, Le son au cinéma, Cahiers du cinéma, 1985
2. Métamorphoses, livre III, 346-370
3. « Trouver une parenté entre image, son et silence. Leur donner l'air de se plaire ensemble, d'avoir choisi leur place », Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Gallimard, 1 975.