Voilà une idée pertinente : mettre en dialogue deux grands témoins du Christ, tous deux écrasés par les totalitarismes du XXe siècle, tous deux porteurs d’une théologie généreuse, relevant le défi d’un « monde devenu adulte » (Dietrich Bonhoeffer) qui est l’occasion pour le christianisme de se rendre compte « qu’il ne fait que commencer » (Alexandre Men). La tentative de Michel Evdokimov est plutôt concluante et mériterait d’être relayée et approfondie. Si les parcours du luthérien Bonhoeffer – opposant à Hitler, figure de l’Église confessante allemande, exécuté en 1945 – et de l’orthodoxe Men – prêtre refusant de plier devant la machine policière soviétique, assassiné en 1990 – sont familiers au lecteur, celui-ci gagnera toutefois à lire cet essai car leur confrontation fait ressortir les convergences : tous deux ont développé une théologie des religions qui renouvelle le rapport du christianisme aux autres, une ecclésiologie plus soucieuse du centre et de l’appel que des frontières, amenant à donner un sens différent à l’oubli de Dieu. Si leur témoignage rayonne bien au-delà des frontières de leur Église, ce n’est pas à leur seul martyre qu’ils le doivent, mais aussi à la vie fraternelle qui l’a préparé, cet amour fraternel cultivé par le père Men dans sa paroisse rurale de Novaïa Derevnia et par le pasteur Bonhoeffer avec sa communauté étudiante dans son séminaire de Finkenwalde, cette vie fraternelle qui leur permet de vivre dans un monde « sans Dieu », c’està- dire, pour citer Bonhoeffer, que « le Dieu qui nous fait vivre dans le monde, sans l’hypothèse de travail “Dieu”, est celui devant qui nous nous tenons constamment. Devant Dieu et avec Dieu, nous vivons sans Dieu ». Les vies de ces hommes nous font paraphraser Tertullien : les martyrs ne sont pas seulement semences de chrétiens mais aussi semences d’humanité.
 
Franck Damour