
Qui ne rumine les fameux vers : « Frères humains qui après nous vivez / N'ayez les cœurs contre nous endurcis / Car si pitié de nous pauvres avez / Dieu en aura plus tôt de vous merci… » ? L'Épitaphe de Villon suffit à nous faire entendre à nouveau la voix du « mauvais sujet », François de Montcorbier, dit des Loges, dit Villon, né en 1431 et dont la trace s'est perdue après son bannissement en 1463. Mettant ses pas dans ceux de Suarès et de Carco, retournant aux sources, aux manuscrits conservés à Paris, Stockholm et Berlin, la médiéviste Sophie Cassagnes-Brouquet explore en biographe et en historienne cette vie criblée de drames. En décrivant le contexte intellectuel, géographique et pratique de cette fin de Moyen Âge, sans oublier jamais la poésie citée avec justesse, elle réussit à passionner le lecteur pour cette figure moqueuse, libre et consciente de ses limites. Cette voix unique prend à partie l'Humanité, la convoque en fraternelle misère et, dans un même mouvement, se recueille en Dieu avec la facilité d'un oiseau qui passe de l'arbre au ciel. Tout est uni, tramé d'une même connaissance tour à tour amère et souriante du réel, depuis le roman courtois dont il ridiculise l'idéal amoureux jusqu'aux bourgeois « sous gros bureau » : il sait avoir échoué à devenir poète de cour, et se rétablit toujours de justesse sur la rive. Toute tentative biographique qui ne serait pas d'abord le questionnement de ce qui, dans ce sursis, a voulu se tourner entièrement vers la poésie et s'y vouer comme à un chant complet, se perdrait en conjectures : ni l'enfance parisienne pauvre, ni la vie estudiantine, ni les filles de joie, ni les menées avec les compagnons qui commencent autour du Pet-au-Diable pour finir au gibet de Montfaucon, ne suffiraient à dire le mystère de cette foi vissée au corps, au plus près du froid, de la faim et de la peur. « Faites gaffe », résume assez drôlement l'auteur, en résumant la morale d'une ballade. Ce n'est certes pas le message que laisse cette biographie parfaitement documentée, nourrie d'un index précieux et d'une bibliographie qui permet de poursuivre l'exploration ! Nul doute que notre temps, au lieu de reconnaître en Villon le précurseur d'une conscience individuelle – piètre cadeau –, saura entendre le cœur qui se plaint de son infinie faiblesse et se tourne vers l'amour absolu dans un élan vrai qui est, à lui seul, d'une parfaite beauté.