Je n'ai jamais rencontré Karim. De lui, je ne sais presque rien, si ce n'est qu'il est lycéen et athée. Nos dialogues sont pourtant fréquents depuis quelques mois. C'est le paradoxe du courrier électronique où l'on peut s'adresser à quelqu'un tout en restant caché. Ses questions sont précises, inspirées par la lecture de livres dont les auteurs me sont inconnus et par la visite de sites, satanistes bien souvent, dont je ne soupçonnais pas l'existence Ainsi me demande-t-il si je crois au « dogme de l'existence logique de Dieu » ou : « Comment se fait-il que Jésus puisse s'énerver contre un figuier ? » Il ajoute régulièrement quelques affirmations massives : « La religion chrétienne a fait beaucoup plus de morts que le communisme », ou : « Les chrétiens sont polythéistes (le Père, le Fils et le Saint Esprit). » Bien souvent, mes réponses l'agacent. Il les voudrait plus claires : « Ne philosophe pas, réponds-moi par oui ou par non. A ton avis, le pape est-il infaillible ?» La foi chrétienne se trouve ainsi disséminée dans des consciences étrangères au Dieu qui la suscite.

Sous L'INDIFFÉRENCE, PARFOIS LA VIOLENCE


Je me demande parfois si ce genre de dialogue n'est pas totalement stérile. L'approche de Karim est purement intellectuelle Son regard se veut objectif et extérieur. Il est en général, très sûr de ce qu'il avance. Lui comme d'autres, que je rencontre et qui ne professent aucune foi particulière, mettent rarement en avant leur hésitation devant le sens de la vie. Peut-être trouvent-ils dans la société des lieux pour exprimer leurs doutes et leurs inquiétudes ? Je n'en suis pas bien sûr. Je suis certain, en revanche qu'ils ne pensent pas l'Eglise capable de les accueillir avec respect et de les aider à donner un sens à leur vie. Ils jugent sa parole trop moralisatrice et trop institutionnelle. Plus radicalement, ils n'imaginent pas que le visage du Christ puisse éclairer les chemins encore nocturnes des hommes et des femmes qui ont connu la nuit. C'est pourquoi un chrétien a du mal à entrer en relation avec eux. Que faire avec un interlocuteur qui sépare les unes des autres les vérités à croire — du moins ce qui lui en paraît —, qui les dissèque, souvent jusqu'à l'absurde, et vous demande comment on peut raisonnablement être chrétien aujourd'hui ? On ne bâtit pas un dialogue sur un échange de connaissances.
Cette absence de dialogue est suffisamment forte pour qu'un certain nombre de jeunes n'osent plus se dire chrétiens aujourd'hui. Il faut du courage et une foi solide pour résister à la pression. Bien souvent, l'interlocuteur de ces jeunes n'a pas les mots ni n'est suffisamment situé dans l'existence pour penser la différence. Il ne cherche pas à comprendre ce qui les fait vivre, mais veut les confondre les pousser à la périphérie du réel, « dans les banlieues du sens », comme le disait Michel de Certeau. Sur le site internet de la communauté chrétienne de l'Ecole Centrale de Paris, dont je suis l'aumônier depuis quatre ans, nous recevons régulièrement ce genre de message : « Cela m'attriste profondément qu'il y ait encore des jeunes chrétiens aujourd'hui », ou : « Puisqu'être chrétien, c'est obéir à un livre, la Bible, comment peut-on être tolérant ? »
La tolérance, bien sûr, la tolérance ! Elle est de rigueur : « Vous avez le droit d'exister », mais bien souvent de surface : « Soyez ce que vous voulez, mais, surtout, ne le faites pas savoir. » Les chrétiens auraient le droit d'exister, mais cachés. C'est pourquoi la présence de l'Eglise, lorsqu'elle devient visible, ne laisse pas indifférent. Les affiches des aumôneries en facultés ou en grandes écoles sont régulièrement arrachées ; et un certain nombre de chrétiens sont pris à partie plus ou moins violemment. Ces attitudes sont inexplicables si l'on ne mesure pas que, pour bon nombre de jeunes, l'Eglise est appelée à disparaître. La culture scientifique et technique dont ils s'imprègnent véhicule inconsciemment la promesse d'une éradication du religieux dans le champ social. Or, contre toute attente, l'Eglise, considérée comme vieille et ringarde, continue, même faiblement, à hanter la grande ville II y a, dans cette présence religieuse, comme le symptôme insupportable d'une vie dont on ne veut pas. Ce qui avait été chassé par la porte revient par la fenêtre. L'inculture religieuse aidant, des méfiances naissent ; des désirs de renvoyer l'intrus d'où il vient se font sentir.
Cette agressivité volontaire des jeunes vis-à-vis de la foi ne signifie pas qu'il n'y ait pas dans leurs « cultures » des valeurs positives qui puissent favoriser une vraie rencontre. Un des enjeux majeurs du christianisme sera de ne pas rompre le contact, même dans ce qui paraît une absence de dialogue. J'espère, plus encore : je prie pour que les jeunes chrétiens continuent le travail, souvent solitaire et ingrat, du semeur. Car un fait ne doit pas cesser de les intriguer : des questions leur sont posées. Hélène, repérée sur son campus comme chrétienne engagée et ouverte, a reçu plusieurs fois les confidences d'autres étudiants. Sans qu'elle s'en rende toujours compte, elle les a accompagnés. Peut-être voulaient-ils au départ la convaincre, la pousser jusqu'à l'absurde ? Mais peut-être étaient-ils aussi surpris qu'une femme, noyée dans une humanité immense, au coeur d'un univers énigmatique, tente de réfléchir et de se situer résolument dans la vérité et dans l'existence. Par-delà l'indifférence et la peur, peut-être ont-ils le désir que quelque chose échappe, désobéisse et résiste au flux des évidences ?
Je suis, pour ma part, de plus en plus convaincu que nombreux sont les jeunes qui, ne voulant pas sacrifier leur bonheur, sont prêts à beaucoup de sacrifices pour être heureux. Or, ils ont du mal à trouver dans cette société des hommes et des femmes qui comprennent, respectent et accompagnent sans volonté de puissance une telle quête. Si l'Eglise veut leur être présente, elle devra former des chrétiens capables de les aider à entrer dans ce travail d'enfantement, si étrange et pourtant si beau, que permet la parole lorsqu'elle naît de la confiance. Il faudra pour cela qu'eux-mêmes professent une foi d'hommes et de femmes libres, une foi suscitée par « un Dieu qui ne dicte pas les consciences, mais les inspire ; un Dieu qui ne parle pas sur le mode de la loi, mais de l'Esprit », comme le disait admirablement Varillon.

LES RAISONS D'UN ATTACHEMENT À L'EGLISE


Malgré ce contexte difficile, bien des jeunes reconnaissent dans les mots de la foi ceux du salut. Ils sont attachés à la figure du Christ. Pourquoi restent-ils dans l'Eglise, ceux qui sont issus de familles de tradition chrétienne ? Qu'ont-ils trouvé, ceux qui viennent d'ailleurs, d'un monde où la parole de Dieu ne pouvait pas exister, pour qu'ils désirent entrer dans la grande famille des croyants ?
 

L'entrée dans une histoire


Notre société se pense de plus en plus spontanément comme nomade. Mais elle hésite sur la direction à donner à sa marche et sur les valeurs communes à adopter. Les jeunes sont particulièrement sensibles à cette hésitation. Ils sont à une période de leur vie où ils se construisent et prennent les décisions qui vont fortement marquer leur existence. Ils se sentent faits pour le bonheur, et pourtant bien des choses viennent contrister cet appel à la joie : le chômage la pollution, la corruption dans le monde politique, l'échec en amour, la solitude et, tout à la fin, la mort. Leurs questions sont rarement anodines. On devine chez eux un désir très fort de donner un sens à leur vie Et cela passe nécessairement par la parole. C'est pourquoi ils cherchent des interlocuteurs, respectueux de leur cheminement et de leur liberté, avec lesquels ils puissent dialoguer et qui les confirment dans leur confiance en l'existence quitte à ce qu'ils leur disent non au cours de la discussion. L'Eglise, entre autres lieux de notre société, joue ce rôle. Auprès d'elle, ils entendent que la vie, malgré les difficultés réelles, vaut le coup d'être vécue, que le sens n'est pas dans les étoiles et dans les choses, mais dans la liberté humaine lorsqu'elle prend la forme du don.
L'accueil des fiancés en est l'exemple le plus marquant. Ils sont encore nombreux, ceux qui demandent à l'Eglise de les préparer et d'être témoins de leur engagement. Fondamentalement, ils viennent à elle parce qu'elle croit en leur amour, alors qu'eux-mêmes ont des raisons d'en douter. Ils sentent à ce moment-là qu'en ce domaine la fidélité appelle toute une vie. Ils perçoivent que le « Je t'aime » qu'ils ont échangé n'équivaut pas à dire : « Pour moi, tu vaux un an, deux ans, dix ans de ma vie », mais : « Pour moi, tu vaux toute ma vie. » Ils perçoivent que, pour ne pas perdre la surprise de l'amour, il convient de se donner l'un à l'autre, et ceci sans retour. Mais, au moment où ils abordent plus avant ces « rivages du choix » (Mounier), ils ont peur. Tant de couples aujourd'hui se séparent. Pour beaucoup, le don qu'ils se font l'un à l'autre paraît négligeable ou irréaliste. Au coeur d'un choix aussi radical pointe toujours l'épreuve du dérisoire. La promesse d'eue fidèles, perdue dans l'univers et ses tourbillons sans fin, paraît anecdotique C'est une graine minuscule. Et ils sentent que ce n'est pas parce qu'ils sont de familles prônant des valeurs traditionnelles, fussent-elles chrétiennes, qu'ils resteront fidèles.
L'Eglise, au moment où ils sont fragiles, leur tient un discours de vérité et d'espérance Elle leur dit qu'ils ne resteront ensemble qu'à la condition d'être convaincus jusqu'au bout que cette graine a une dignité et un prix infinis. Elle les invite à croire que, lorsque qu'ils se sont dits : « Je t'aime », ils ont implicitement dit à l'autre : « L'univers passera, mais toi, tu ne passeras pas pour moi. »
L'Eglise, par sa liturgie, va même plus loin. Elle leur rappelle qu'être chrétien, c'est se nourrir, maladroitement peut-être, « du seul amour qui ait déjà triomphé de la mort » (Varillon), et que cet amour n'est pas lointain ou inaccessible. En Jésus, la fidélité de Dieu est venue nous rejoindre jusque dans l'épreuve du dérisoire En Jésus, Dieu lui-même a consenti à n'être qu'un point minuscule dans l'histoire et pris le risque d'être oublié. Et c'est ainsi qu'il a voulu apprendre le poids de la fidélité humaine. A mon sens, si des jeunes font confiance à l'Eglise aujourd'hui, c'est parce qu'elle leur propose d'entrer dans une histoire. Le monde n'est pas sans commencement ni fin. L'aventure humaine ne se réduit pas au cycle répétitif des générations. Ce monde tend vers un accomplissement et la réalisation d'une promesse. Certes, cette parole rencontre, même dans le coeur des croyants, le doute. Mais, dans le même mouvement, elle suscite des énergies qui ne peuvent se déployer si elles se croient vouées à la mort.
 

Amis grâce au Seigneur


L'amitié est une valeur très importante chez les jeunes. La solitude, comme le silence, leur fait souvent assez peur. Mais un réseau d'amis, qui fonctionne comme une seconde famille, n'est pas sans limites. Il peut laisser insatisfait. En effet, ce cercle, si précieux pour s'ouvrir à la douceur et à la tendresse, expose à l'enfermement. Un certain nombre de jeunes l'ont compris. Ceux-là ne veulent pas se contenter de rencontrer les mêmes personnes, du même milieu, partageant en gros les mêmes opinions. Mais il est bien difficile d'avoir le coeur suffisamment grand pour se confronter de soi-même à la différence. A ce niveau, l'Eglise joue un rôle important. Parce qu'elle est une communauté, elle accueille ce désir d'amitié tout en l'interrogeant.
Elle propose un certain nombre de temps communautaires (pèlerinage de Chartres, JMJ, etc.) qui permettent aux jeunes d'expérimenter Dieu à travers ce qu'on appelle actuellement en théologie le « sacrement du frère » ou « de la soeur ». C'est à travers la fraternité ou la « sororité » que beaucoup de jeunes découvrent Dieu actuellement. Dans la prière ou dans la marche, dans une équipe MCC ou au cours d'une nuit d'adoration, le. visage de l'autre devient le lieu d'une rencontre, le signe d'une présence divine pour un temps familière. Le génie de cette génération est sans doute d'expérimenter l'Eglise à son niveau le plus simple, mais aussi le plus profond : au sein de la communauté. On peut véritablement parler d'accompagnement communautaire. L'Eglise ne se contente pas de proposer des temps vécus entre amis.
La famille des chrétiens a fait du monde sa maison. Elle n'est pas uniquement constituée d'hommes déjà réconciliés entre eux. Elle veut accueillir en elle les innombrables différences qui façonnent le paysage humain et ne pas s'arrêter aux difficultés qui empêchent l'union des coeurs. Cette volonté froisse l'évidence de l'amitié, mais pour en dévoiler l'origine La communauté chrétienne ne témoigne pas seulement d'une amitié déjà réalisée ; sinon, elle ne serait que le trompe-l’œil d'une paresse à aimer. Elle n'est pas le sceau d'une fraternité déjà là, mais une invitation à expérimenter une fraternité promise et à laquelle nous avons à travailler.
On se retrouve souvent dans l'Eglise avec des gens que l'on n'aime pas vraiment, ou qui sont trop loin pour qu'habituellement l'on s'en soucie C'est une expérience parfois très rude Mais c'est ainsi que sont dévoilés les liens véritables qui unissent les membres de cette communauté : ils sont cimentés par un autre, pas toujours nommé, mais qui continue à dessiner les contours d'un monde où l'amour a le droit d'exister. Lorsque la communauté s'ouvre ainsi et passe les frontières, l'amitié pénètre l'intimité même de Dieu, et les liens qui unissent les hommes entre eux deviennent ceux de disciples. Je rencontre actuellement beaucoup de jeunes qui sont reconnaissants envers l'Eglise d'avoir été ainsi déplacés. Grâce à elle, ils ont découvert une qualité de relation dont ils ne soupçonnaient pas toujours l'existence

Déjà la joie


Les jeunes qui viennent à l'Eglise ou décident d'y rester ne le font pas par désespoir. Ceux-là ne sont pas des déçus du monde, mais des hommes et des femmes qui ont senti qu'ils pourraient développer en elle le sens de la gratuité. Leur attachement à la communauté chrétienne est donc fondamentalement un choix, un acte de liberté. Néanmoins, ils ont, chacun à sa manière, connu la soif et la faim. Ils ont parfois éprouvé la solitude, le murmure du vent sec et désolant qui noyait leurs questions dans la neutralité d'un univers sans message, sans écoute. Et s'ils poussaient encore, ne voulant pas renoncer à eux-mêmes, d'autres les invitaient à considérer la surface comme le coeur du réel et à guérir de l'illusion que, derrière le voile, il pourrait bien y avoir autre chose Sur bien des points, notre société leur promet tout au plus le plaisir. L'expérience religieuse, lorsqu'elle est vécue dans la liberté, pourrait bien déjà leur donner la joie.
Cela passe par une exigence de vie. Ils en sont conscients. Pour autant, ils n'attendent pas de l'Eglise quelques recettes morales qui auraient fait leur preuve. Une institution à ce point située dans son discours peut certainement aider à se construire et ouvrir les consciences au dialogue. Mais ils sont nombreux à être irrités par le discours excessivement moral que tiennent parfois les hommes d'Eglise Peut-être l'excès est-il à attribuer aux médias ? Laissons le bénéfice du doute aux uns et aux autres.
 

LES RÉSISTANCES À L'ESPRIT


Les jeunes chrétiens que je rencontre habituellement ont entre 20 et 25 ans. J'ai vécu avec eux des moments forts. A l'heure où la prière est plus facile, lorsque le jour est au creuset du soir, c'est bien souvent un sentiment d'admiration qui m'habite Grâce à eux, je pressens ce que va devenir l'Eglise, et je trouve cela très beau. J'ai confiance dans ce qu'ils vont construire. Mais accompagner des jeunes aujourd'hui n'est pas toujours simple. La vie ne va pas sans résistance à l'Esprit.
 

Quand le grain s'enfouit trop


Je comprends très bien qu'un certain nombre de jeunes ne veulent pas être repérés trop vite comme catholiques. La foi se met davantage dans les actes que dans les paroles. L'idéal, c'est lorsque l'autre le découvre au hasard d'une conversation, après un temps de vie commune. Cet apprivoisement me paraît essentiel pour une annonce saine de l'Evangile Je regrette parfois que des chrétiens qui parlent à temps et à contretemps, au nom d'une obéissance étroite à l'Esprit, ne sachent pas repérer les moments opportuns. Ils cueillent le fruit encore vert, et nul ne peut après eux le remettre sur l'arbre II ne faut pas pour autant attendre qu'il soit trop mûr. Il n'est pas bon de renoncer à témoigner quand l'occasion se présente.
Il y a quelques années, j'ai accompagné un étudiant très impliqué dans la vie de son école. Son élection au BdE (bureau des élèves) témoignait de la confiance que les autres lui portaient. Mais personne, y compris la communauté de son campus, n'a jamais su qu'il était chrétien. Comme je lui en faisais un jour la remarque, il me dit : « Je ne sais que trop peu de chose sur la foi ; si on me pose des questions, je ne saurais pas répondre. » C'est un argument que j'entends assez souvent. Il est valable, à la condition de provoquer un désir de se former. Certes, parce que la foi véritable est vivante, qu'elle épouse le réel dans toutes ses aspérités, nous ne pourrons jamais répondre à tout : ce sont les gens des sectes qui connaissent la réponse avant d'écouter la question. Mais, en enfonçant trop profondément le grain dans la terre, en cachant sa foi non par pudeur mais par crainte, on prend le risque qu'elle se voile à ses propres yeux. Je rencontre actuellement un certain nombre de jeunes qui prennent ce chemin de « déconversion ».
 

L'attachement aux vieilles outres


La plupart des jeunes chrétiens sont aujourd'hui à la recherche de gestes traditionnels et de paroles sûres pour exprimer leur foi. Aucun dogme ne leur fait peur, et les formes de dévotion les plus anciennes sont réinvesties. Certes, il s'agit d'une minorité, mais d'une minorité qui s'engage dans l'Eglise et qui demain pèsera. Or le chapelet, l'adoration du Saint Sacrement ou les encycliques, qui sont bien évidemment des choses bonnes en soi, aident rarement à accueillir le doute et les chocs de la vie. Lorsque l'on perd un être cher, que l'on vit un échec sentimental ou professionnel, que la chair elle-même est atteinte, la foi peut perdre toute évidence, et les mots pour la dire sembler ridicules.
Ainsi, la vie émonde parfois le vocabulaire du croyant. On peut s'en effrayer. C'est pourtant souvent le signe d'un éveil spirituel. « Estce que je suis en train de quitter l'Eglise ? », me demandait une étudiante dernièrement, sans comprendre que le langage et les gestes qu'elle posait pour exprimer sa foi n'étaient pas à la hauteur de l'expérience dont elle était porteuse. Il est très important que ces jeunes chrétiens, plutôt traditionnels, rencontrent dans ces moments-là un interlocuteur qui les aide à lire comme une bénédiction ce qu'ils éprouvent spontanément comme une malédiction. C'est bien souvent l'Esprit lui-même qui vient insuffler une autre manière de parler et de vivre de Dieu. On peut bien évidemment résister à cet appel et refuser d'inventer sa foi. Certains continuent à mettre le vin nouveau dans de vieilles outres, au risque de se fermer et de clore la communauté chrétienne sur elle-même.

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Une évolution paraît irréversible : les jeunes, issus pourtant d'une société qui fut chrétienne, s'éloignent de l'Eglise Tel le peuple juif qui dépouilla autrefois les Egyptiens, ils emportent avec eux le trésor de l'Evangile : refusant les mots du salut, ils gardent au coeur ses valeurs et ses espérances. Car ces jeunes qui s'éloignent ont souvent emprunté à l'Eglise plus qu'ils ne l'imaginent : le Christ lui-même. Il n'y a pas dans cette affirmation un acte de foi contre nature, mais un constat. Ces générations ne sont pas sans missionnaires. Parmi elles, des voix se font entendre. Elles proclament à leur manière que le ciel n'avait pas encore ses soleils que le Christ était seul à tout aimer et qu'il espère les hommes depuis le commencement. Il est étonnant, admirable même, de voir un certain nombre de jeunes chrétiens, dans un monde qui semble hostile à leur foi, ne pas hésiter à témoigner de ce qui les fait vivre. Mais ce n'est pas le plus étonnant. L'admirable de l'admirable est de sentir qu'ils sont écoutés et respectés une fois passés les tests d'usage J'en ai aujourd'hui la certitude : si les jeunes chrétiens ne se font pas prendre par l'esprit de vieillesse, le Christ continuera par eux à transgresser les frontières des mondes et de la mort.