Tentons d'éclairer cette question en nous confiant à l'expérience de maîtres spirituels et de gens de lettres. Rompus à l'art de la lecture, ils nous révéleront peut-être en quel esprit se délecter.
IGNACE OU L'ATTENTION À LA DIFFÉRENCE
Atteint par un boulet de canon au siège de Pampelune, Ignace est contraint de garder le lit. Comme il le raconte dans le Récit, « pour passer le temps », il s'adonne à la lecture des livres de chevalerie. Mais voilà que dans la maison qui le retient ne se trouvent qu'une Vie du Christ et la Légende dorée. Ignace observe que des pensées lui naissent au cours de la lecture. Elles occupent le temps, mais en le faisant passer en deux sens différents.
L'alternance des pensées
La lecture se caractérise d'abord chez Ignace par l'alternance de pensées qu'elle fait naître. Ignace raconte qu'il s'était attaché « quelque peu à ce qui était écrit », mais que, cessant de lire, deux types de pensées l'habitaient. « Il s'arrêtait quelquefois pour penser aux choses qu'il avait lues ; d'autres fois aux choses du monde auxquelles il avait autrefois l'habitude de penser. » L'alternance des pensées consiste en fait dans le type de rapport que le lecteur entretient avec ce qu'il lit. Ou bien c'est le texte qui nourrit la rêverie, ou bien c'est soi-même. Or il ne s'agit pas de bannir les pensées. En effet, dans les deux cas, lire provoque le travail de l'imagination : d'une part, il « imagine ce qu'il devait faire au service d'une dame, les moyens qu'il prendrait pour pouvoir aller au pays où elle se trouvait... » ; d'autre part, il se dit : « Saint Dominique a fait ceci : eh bien, moi, il faut que je le fasse. Saint François a fait cela, eh bien, moi, il faut que je le fasse. » Le même goût de l'exploit se manifeste : la lecture résonne en la même personne, mais les effets produits diffèrent en raison même de l'attention portée au texte. La puissance de la lecture apparaît alors radicalement : ou bien elle enferme le lecteur dans le monde clos de ses habitudes, ou bien elle l'ouvre à une interrogation sur son avenir. « Que serait-ce si je faisais ce qu'a fait saint François et ce qu'a fait saint Dominique ? » Ainsi l'alternance des pensées est-elle le signe du jeu entre tantôt l'ouverture au récit d'un autre que moi, tantôt la fermeture s...
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