Dans son célèbre Commentaire de la première Epître de saint Jean — véritable traité sur la crainte —, Augustin écrit : « Quand la charité commence à habiter le cœur, elle chasse la crainte qui lui a préparé la place. Plus en effet croît la charité, plus la crainte décroît ; et plus la charité devient intérieure, plus la crainte est chassée dehors. A plus grande charité, moindre crainte : à moindre charité, plus grande crainte » (LX,4) 1. Crainte et charité semblent donc s'exclure, ou du moins varier en sens inverse l'une de l'autre. A terme, la crainte devrait disparaître. Augustin lui reconnaît tout au plus une fonction préparatoire. A vrai dire, il ne fait que reprendre saint Jean qui écrit : « La crainte n'est pas dans la dilection, mais la parfaite dilection bannit la crainte, car la crainte est accompagnée de tourment » (I Jn 4,18).
Mais, dans le même commentaire, Augustin évoque aussitôt un autre texte de l'Ecriture qui est d'une tonalité toute différente et semble même contredire le premier. A côté d'une crainte vouée à disparaître, il parle d'une crainte « qui demeure à jamais » (Ps 18,10). Augustin se trouve dès lors devant la tâche d'harmoniser ces deux approches. Il le fait en distinguant dans la crainte un double visage : l'un charnel, l'autre spirituel. Il existe donc deux sortes de crainte : l'une servile et l'autre chaste, tout comme il existe un amour charnel et un amour spirituel. La première seule est vouée à disparaître, tandis que la seconde peut devenir la meilleure « compagne » de l'amour, et à ce titre, elle demeure à jamais.
La première tâche d'Augustin va donc consister à écarter toute idée de contradiction dans l'Ecriture. Il lui reste alors à préciser la nature spécifique de ces deux visages de la crainte. On ajoutera au dossier une brève réflexion sur le destin de la crainte en Occident.


Deux voix : un même Esprit


Comment accorder le verset johannique que nous venons de citer : « De crainte, il n'y en a pas dans l'amour » (1 Jn 4,18), avec le verset du Ps 18,10 : « La crainte du Seigneur est chaste, demeurant à jamais » (IX,4) ? D'un côté, la crainte est appelée à laisser la place à l'amour ; de l'autre, elle est assurée de survivre aussi longtemps que l'amour, c'est-à-dire toujours. Faut-il choisir entre les deux ? A la différence des manichéens, qui déchirent l'Ecriture « à belles dents » en la scindant en deux morceaux disparates, Augustin se fait le défenseur de son unité : l'un et l'autre Testament relèvent du même Esprit et ne peuvent se contredire. Les manichéens éliminent la contradiction en rejetant l'Ancien Testament, oeuvre d'un Dieu mauvais, comme périmé. Jean l'emporte donc sur David. Au lieu de supprimer l'un des deux versets, Augustin s'engage au contraire à montrer leur accord :

« Interrogeons les deux paroles de Dieu. Il n'y a qu'un seul Esprit, bien qu'il y ait deux livres, deux bouches, deux langues. L'une des paroles nous est transmise par Jean, l'autre par David, mais n'allez pas croire que l'inspiration en soit différente. Si un même souffle emplit deux flûtes, un même Esprit ne peut-il emplir deux coeurs, mouvoir deux langues ?(...) Il y a donc là quelque consonance, il y a quelque accord, mais qui demande qu'on l'entende. »

Ce qu'il faut « entendre », en effet, c'est que les deux versets ne parlent pas de la même crainte :

« N'y a-t-il pas dissonance ? Non. Ouvre les oreilles, tâche d'entendre la mélodie. Ce n'est pas sans raison qu'ici est ajouté le mot "chaste", et non là : car autre est la crainte qui est dite "chaste", autre la crainte qui ne l'est pas Distinguons ces deux craintes, et comprenons comment les flûtes sont en consonance » (IX,5).

Seule la crainte servile est appelée à disparaître, comme l'affirme saint Jean ; quant à la crainte chaste, dont parle le psaume, elle durera « à jamais ». Entre les deux existe une différence non de degré, mais de nature.
Cette différence, Augustin la met en évidence à l'aide d'une comparaison qu'il reprendra à plusieurs reprises :

« On ne peut mieux expliquer la distance qui sépare ces deux craintes qu'en les comparant à deux femmes mariées. Suppose que l'une d'elles soit désireuse de commettre l'adultère, qu'elle se complaise dans le mal, mais craigne la réprobation de son mari. Elle craint son mari, mais c'est parce qu'elle aime encore le mal qu'elle le craint : la présence de son mari ne lui est pas douce, mais à charge... Tels sont ceux qui craignent que ne vienne le jour du jugement. Imagine une autre femme qui aime son mari (...), qui ne se laisse pas effleurer par la moindre souillure d'adultère : elle souhaite la présence de son mari. Et comment distinguer ces deux craintes ? L'une craint, et l'autre craint. Interroge-les : elles te répondent comme d'une même voix.. La réponse est la même, mais le cœur est différent. Si maintenant tu leur demandes : "Pourquoi ?", l'une répond. "Je crains que mon mari ne vienne" ; et l'autre : "Je crains que mon mari ne s'en aille." L'une dit : "Je crains qu'il ne me réprouve" ; l'autre : "Je crains qu'il ne m'abandonne." Mets ces mêmes sentiments dans le cœur des chrétiens, et tu découvres la crainte que bannit la charité, et l'autre crainte, chaste, qui demeure dans les siècles des siècles » (IX,6).


La crainte est le remède, la charité la pleine santé


 

Commençons par la crainte servile, la moins noble, dont Augustin reconnaît pourtant l'utilité. A lire certains de ses textes, on pourrait penser qu'il la réserve à l'Ancien Testament et l'amour au Nouveau. Dans le Contra Adimantum, un disciple de Mani, il s'interroge : pourquoi deux alliances ? De l'une à l'autre, Dieu met en œuvre une pédagogie différente : le premier Testament contient « les fardeaux imposés aux esclaves » ; le second, « la gloire des hommes libres ». Et de préciser sa pensée : « Je vénère comme auteur des deux Testaments le Dieu qui au vieil homme qui le fuyait imposa, comme maître, une loi de crainte, et qui, à l'homme nouveau revenant à Dieu, ouvrit, comme père, une loi d'amour » 2.
Il ne faudrait cependant pas trop vite en conclure que la crainte est désormais inutile. Si le Nouveau Testament est sous le signe de l'amour, l'aiguillon de la crainte — cette médecine de l'âme — y subsiste : la crainte est toujours encore nécessaire, car les hommes restent des êtres charnels. Même rendus libres dans le Christ, ils ont encore besoin de ce puissant ressort pédagogique qu'est la crainte. Aux yeux d'Augustin, toute éducation comporte deux aspects : la coercition et l'instruction. D'un Testament à l'autre, la coercition fondée sur la crainte n'a pas été éliminée, même si, dans le Nouveau Testament, son rôle est moindre :

« La coercition se fait par la crainte, l'instruction par l'amour, je dis l'amour de celui à qui l'on vient en aide par l'éducation. Car celui qui vient en aide n'a de ces deux sentiments que l'amour. En eux deux, Dieu lui-même (...) nous a octroyé la règle d'éducation des deux Testaments, l'Ancien et le Nouveau. En effet, quoique la crainte et l'amour soient dans les deux Testaments, toutefois la crainte prévaut dans l'Ancien, l'amour dans le Nouveau. En l'un les Apôtres montrent la servitude, en l'autre la liberté » 3
Une saine pédagogie s'appuie cependant moins sur la crainte que sur l'amour. « La grâce du Christ, lorsqu'elle nous en délivre, ne condamne pas la Loi, mais nous invite enfin à nous faire dociles à sa charité et à ne plus être de craintifs esclaves de la Loi. » Et de citer saint Paul : « La Loi était notre pédagogue par rapport au Christ » (Ga 3,24). Il ajoute : « Les hommes ont donc reçu un pédagogue à craindre, de Celui-là même qui, ensuite, leur a donné un maître à aimer » 4. Si Augustin est parfois tenté de discréditer la crainte comme indigne de l'amour, il n'en perçoit pas moins l'utilité, mais à titre de simple préparation à l'amour. Pour faire saisir ce rôle propédeutique, il recourt à deux comparaisons : l'aiguille de la couturière et le fer du médecin. « L'aiguille entre d'abord, mais il faut qu'elle sorte pour faire place au fil ; de même, la crainte prend d'abord possession de l'âme, mais elle n'y demeure pas, car elle n'est entrée que pour donner accès à la charité » (IX,4). La comparaison avec le fer du médecin est encore plus évocatrice :

« La crainte de Dieu blesse comme blesse le fer du médecin : il détruit la gangrène et semble presque agrandir la plaie. Lorsque la gangrène était dans le corps, la plaie était moindre, mais dangereuse ; le médecin approche le fer : la plaie faisait moins souffrir qu'elle ne le fait maintenant qu'on l'incise. Elle fait plus souffrir quand on la soigne que si on ne la soignait pas Mais si l'application du traitement augmente la souffrance, c'est pour qu'on ne souffre plus jamais, une fois guéri. Que la crainte prenne donc possession de ton cœur, pour y faire entrer la charité ; que la plaie se cicatrise, une fois passé le fer du médecin. Tel est le médecin que même les cicatrices n'apparaissent plus. Car, sans la crainte, tu ne peux être justifié C'est un texte de l'Écriture qui le dit : "Celui qui n'a pas la crainte ne pourra être justifié." Il faut donc que d'abord entre en nous la crainte pour que vienne la charité. La crainte est le remède, la charité est la pleine santé » (IX,4).


La crainte chaste, compagne de l'amour


De la crainte servile à la crainte chaste, on change totalement de climat. Alors que la crainte servile est centrée sur le moi, la crainte chaste n'a de regard que pour l'autre. L'une n'est qu'aridité du cœur, l'autre s'épanouit dans l'amour. C'est à cette dernière que pense Augustin quand il écrit : « La charité ne supprime pas la crainte, elle se l'attache » 5. La crainte peut donc devenir une qualité interne de l'amour. On ne peut s'empêcher d'émettre un doute. A supposer que la crainte servile — motivée par toute sorte de raisons autres que l'amour — soit maîtrisée, pourquoi encore maintenir la crainte, même qualifiée de chaste, comme une qualité intrinsèque de l'amour ? Même chaste, ne reste-t-elle pas toujours une crainte, avec ce qu'un tel sentiment implique d'incertitude, de manque de confiance ? Les deux mots sont mal assortis. Ecoutons une fois encore Augustin. Dans une page célèbre, où il associe crainte et amour, il va jusqu'à dire que la crainte chaste est la « compagne de l'amour » :

« Qu'en est-il des deux sortes de craintes ? Il y a une crainte servile et il y a une crainte chaste ; il y a la crainte de subir un châtiment, et il y a une autre crainte, celle de perdre la justice. La crainte de subir un châtiment est servile. Qu'y a-t-il de grand à craindre le châtiment ? C'est le fait de l'esclave le plus méchant comme du brigand le plus cruel. Il n'est pas grand de craindre le châtiment, mais il est grand d'aimer la justice. Celui qui aime la justice ne craint-il donc rien ? Il craint assurément, non pas d'encourir un châtiment, mais de perdre la justice. (...) Telle est la crainte chaste, c'est "elle qui demeure pour les siècles des siècles" (Ps 18,10) ; la charité ne la supprime pas, elle ne la jette pas dehors, elle se l'attache plutôt elle la garde avec elle comme une compagne et elle la possède Nous allons en effet vers le Seigneur pour le voir face à face ; la crainte chaste nous garde là-bas, car cette crainte ne trouble pas, elle rend fort. L'épouse adultère craint l'arrivée de son mari, l'épouse chaste craint elle aussi, mais l'éloignement de son mari » 6.

Qu'apporte la crainte chaste comme note spécifique à l'amour ? Elle est une attitude spirituelle qui se caractérise par au moins trois traits dont elle enrichit l'amour ou, plus exactement, sans lesquels il n'est pas d'amour digne de ce nom :
    • D'abord l'humilité. La crainte chaste est la qualité d'un amour humble, conscient d'être toujours en dette, plein de révérence envers l'autre dont il est aimé. « Qu'as-tu que tu n'aies reçu ? Et si tu l'as reçu, pourquoi l'enorgueillir comme si tu ne l'avais pas reçu ?» (I Co 4,7). Dans son commentaire du Sermon sur la Montagne, Augustin avait rapproché crainte et pauvreté d'esprit (11,11,38), celle-ci désignant cette crainte chaste.
    • Ensuite, la confiance. La chaste crainte va de pair avec la confiance et même l'audace, car si elle peut redouter de « perdre le salut », elle vit surtout de l'assurance qu'elle conservera la grâce tant qu'elle accepte d'« aimer d'un amour reçu ». Or cette conviction, toujours fragile ici-bas, ne sera définitivement acquise que dans la vie éternelle.
    • Enfin, la louange. « Vous qui craignez, louez ! » « Auprès de toi est ma louange ! » Des versets qui enchantent Augustin. La crainte est la qualité d'un amour qui ne cherche pas « la vaine gloire », mais qui a sa gloire uniquement en Dieu. Elle se glorifie « non in se, sed in te ». Là encore, c'est saint Paul qui fournit le fil conducteur : « Que celui qui s'enorgueillit, s'enorgueillisse dans le Seigneur » (I Co 1,31). Voici comment Augustin s'exprime :

« Cette crainte est autre que la crainte servile que la charité bannit. L'une redoute les tourments et le supplice ; l'autre redoute de perdre la grâce des bienfaits de Dieu. (...) Cette crainte est recommandée même à ceux qui vivent dans la foi, sont héritiers de la Nouvelle Alliance, et sont appelés à la liberté. (...) La charité parfaite bannit la crainte (1 Jn 4,18) ; la crainte servile, mais non celle qui fait redouter à l'âme de perdre la grâce qui agit en elle pour lui donner plaisir à ne plus pécher. Elle craint que Dieu ne l'abandonne, même si elle ne devrait en éprouver aucun châtiment ou douleur. Cette crainte est chaste ; et la charité, bien loin de la rejeter, la recherche. ( ..) Que toute la descendance d'Israël craigne donc Dieu de cette crainte chaste "qui demeure éternellement" (Ps 18,10). Qu'ils craignent celui qu'ils aiment, non en s'élevant par orgueil, mais en pratiquant l'humilité. Qu'ils travaillent à leur salut "avec crainte et tremblement", car c'est "Dieu qui opère en eux le vouloir et le faire en vue d'une volonté bonne" (Ph 2,12-13) » 7.

Au regard de tels énoncés, il subsiste malgré tout un côté troublant dans ce privilège reconnu à la crainte chaste de rester la compagne de l'amour même dans l'éternité. Comment peut-on encore imaginer que l'âme soit affectée par la crainte dans l'éternité, alors que tout risque de perdre la grâce aura disparu ? Si l'on continue de craindre, n'est-ce pas que l'amour n'est pas totalement sûr de Dieu ? La crainte n'implique-t-elle pas toujours l'idée d'une perte possible ? Qu'un tel sentiment puisse subsister dans les relations humaines, toujours fragiles, on peut le comprendre. On conçoit mal qu'il puisse affecter la relation à Dieu dans l'au-delà. Dieu ne saurait retirer son amour. Tout risque qu'il s'éloigne est écarté. Il faut donc chercher à cette pérennité une autre signification.
Si la crainte subsiste dans l'éternité, alors qu'il n'y a aucune perte à redouter, c'est parce que « la béatitude sera vécue pour toujours comme un don gratuit. En effet, l'amour ne s'estime jamais propriétaire de l'être aimé. Il le reçoit en permanence comme un don qui, tout aussi bien, aurait pu ne pas lui être fait, et, dans l'instant même, pourrait ne pas lui être fait » 8. La crainte n'est que le sentiment de gratuité en toute relation d'amour. Alors que, dans l'éternité, les réprouvés « craignent certainement Dieu, mais de cette crainte servile qui n'est pas dans la charité, puisque la charité parfaite jette dehors la crainte », il n'en sera pas de même pour ceux qui sont comblés de la « douceur cachée » de Dieu. Chez ces derniers, la crainte est l'expression d'une infinie gratitude. Augustin écrit dans La Cité de Dieu :

« Pour ceux-là donc qui espèrent en lui, il [Dieu] met le comble de sa douceur en leur insufflant son amour, afin que, de cette chaste crainte, non pas de celle que la charité met dehors, mais de celle qui demeure dans les siècles des siècles, quand ils se glorifient, ils s'en glorifient dans le Seigneur (. .) Nous la goûtons [la douceur du Seigneur] en vérité dans l'exil de cette vie sans la recevoir à satiété, mais plutôt en avons-nous faim et soif, pour qu'elle nous rassasie plus tard quand nous le verrons tel qu'il est. Ainsi, le Christ comble la surabondance de sa douceur pour ceux qui espèrent en lui. (... ) Cherchons donc cette douceur dont il comble ceux qui espèrent en lui » 9.


L'Occident entre inquiétude et confiance


Quand on regarde k destin de la crainte dans la théologie occidentale, on s'aperçoit que les successeurs d'Augustin se sont davantage arrêtés à la crainte servile, pour la rejeter, qu'à la crainte chaste, qu'ils ignorent. Celle-ci semble en effet totalement absente de leur investigation. Et plus qu'Augustin, ils ont insisté sur la contradiction de la crainte avec l'amour. Si, comme Augustin, ils lui reconnaissent parfois une valeur pédagogique, à l'inverse d'Augustin, ils lui dénient toute valeur dans l'ordre de la justification. On peut se contenter ici de convoquer deux témoins, Luther et Jansénius, qui font tous les deux acte d'allégeance à Augustin, alors même qu'ils s'en écartent.
Le problème de Luther a surtout été de savoir si la crainte de Dieu est capable de sortir l'homme du péché et de le conduire à la justification. Une question sur laquelle on observe une étonnante convergence chez les protestants : la crainte ne saurait avoir la moindre valeur de coopération à la conversion et à la justification. Certes, aux yeux de Luther, Dieu agit par la terreur et la foi, mais la terreur n'est qu'un élément extérieur, qui prépare à la grâce de la justification, sans y coopérer. La douleur que la crainte engendre n'est pas guérison ; elle peut tout au plus pousser le malade à consulter le médecin. Seule la foi au Christ peut apaiser la conscience. La vraie pénitence exige un amour positif du bien. A la limite, la crainte menace toujours de pervertir la foi, ce que Harnack exprime sans détour en disant : « [Le repentir de gibet] entraîne la ruine de la religion et de la plus simple morale » 10. La contrition fondée sur la crainte n'est que l'expression d'un intérêt bien calculé.
Quoi qu'il en soit de la valeur reconnue à la crainte, il n'est pas douteux qu'elle a souvent constitué un puissant ressort de la prédication, chez les protestants comme chez les catholiques. Il est indéniable, écrit Jean Delumeau, que « la peur s'est glissée aussi dans la prédication et dans l'âme protestantes ». Les manuels de prédicateur conseillaient de tenir en chaire un double langage, à la fois de menace et de consolation. Ils justifient ce recours à la crainte par son efficacité : « Il a été profitable aux Ninivites d'être effrayés par la menace d'une ruine prochaine. » Dans sa soixante-deuxième thèse de 1517, Luther affirme, certes : « La lumière de l'Evangile se lève sur ceux que la Loi a atterrés et leur dit : "Ne craignez rien" (Is 35,4). » Mais si, à ses yeux, la justification est seule capable de rassurer les pécheurs 11 et doit les libérer de la crainte, il n'en reste pas moins que la crainte est un ressort pour provoquer la conversion, dont il ne dédaigne pas d'user. Elle lui paraît utile non seulement au commencement de la conversion, mais chaque fois que nous devenons négligents. On n'est pas loin d'Augustin, mais dans un autre climat.
Autre témoin : Jansénius, qui consacre à la crainte un chapitre entier de l'Augustinus. Si sa fidélité à Augustin est littéralement indubitable, l'interprétation qu'il en donne n'infléchit pas moins sa pensée. Certes, il déclare que la crainte de l'enfer est utile — lui conférant ainsi un rôle pédagogique —, mais elle n'est que le « commencement extérieur de la sagesse », c'est-à-dire de la charité. Autrement dit, elle n'en constitue pas une partie intrinsèque, puisqu'il est dit que la charité la jette dehors. De plus, la crainte ne réussit pas véritablement à faire fuir le péché. « La volonté mauvaise, la crainte de la peine ne peut la changer, mais seul l'amour de la justice. (...) Elle retient la main, mais non pas le cœur, qui reste attaché au péché comme s'il ne craignait pas. » Aussi « est-il contraire à saint Augustin, précise Jansénius, d'enseigner que la douleur causée par la crainte de l'enfer, l'attrition de certains scolastiques, peut exclure toute volonté de péché et contenir le propos d'une vie bonne (...), et être de plus une disposition suffisante pour obtenir la justification avec le sacrement » 12. Quand ils refusent à la crainte tout rôle positif dans le processus de justification, Jansénius tout comme Luther invoquent sans cesse Augustin, mais en ne retenant que les textes qui les arrangent. Or Augustin disait explicitement : « Sans la crainte, tu ne peux être justifié » 13. Il considérait la crainte, même servile, comme utile 14. Certes, d'autres textes plus ambigus pourraient conforter les réticences de Luther et de Jansénius. Il écrit, par exemple :

« Car cette crainte qui ne produit pas l'amour de la justice, mais la frayeur du châtiment est celle de l'esclave, parce qu'elle est charnelle Elle laisse en effet subsister la volonté de péché, qui reparaît dans les actes aussitôt que l'on espère l'impunité (...) Elle vit en cachette ; elle vit pourtant » 15.

Mais avec Augustin, nous sommes dans un autre contexte qu'avec Luther et Jansénius. Si Luther exclut la crainte, c'est pour écarter tout mérite de l'homme sur la voie de la justification. Si Jansénius la rejette, c'est dans la mesure où elle relève de la nature, et reconnaître en celle-ci un apport à la justification serait porter atteinte à l'absolu de la grâce. Or, pour Augustin, la crainte est déjà une grâce, puisqu'elle vient de Dieu, et quand il reconnaît en elle un apport positif sur le chemin de la conversion, il ne fait que confesser la grâce déjà à l'oeuvre.
 
* * *

Ainsi, « la crainte prépare pour ainsi dire la place à la charité ». Augustin est donc loin de dévaloriser totalement la crainte, y compris servile, même si elle ne constitue pas le ressort ultime de la vie chrétienne. Nietzsche prétend que la crainte est « la mère de la morale » et va jusqu'à estimer que « l'époque de la crainte fut la plus longue de toutes les époques » 16. L'amour du prochain n'en serait lui-même qu'une forme inconsciente, « quelque chose de secondaire, en partie conventionnelle, arbitraire et illusoire en comparaison de la peur du prochain » 17. Ce rôle essentiel attribué à la crainte, jusqu'à y subordonner l'amour qui n'en serait qu'une forme déguisée, pervertit l'approche d'Augustin, dont la morale serait à ranger dans les morales d'esclave, mais serait indigne d'hommes libres. Or, pour Augustin, la crainte servile, la seule dont Nietzsche a l'expérience, n'est qu'une phase initiale, la plus éloignée de l'amour, et qui ne fait que préparer l'entrée dans le régime de la liberté et de l'amour authentique.
Etant donnée son ambiguïté, est-il bien judicieux de garder ce vieux mot biblique de « crainte », tant il est décrié par nos contemporains ? Parce qu'il est biblique, Augustin refuse de le brader. Certes, l'amour ignore la crainte : « Celui qui craint n'est pas accompli dans l'amour » (1 Jn 4,18), mais la crainte peut être autre chose qu'une peur instinctive du châtiment, même si, sous cet angle aussi, elle a son utilité. Pour Augustin, elle présente surtout un autre visage sous la forme de la crainte chaste, laquelle accompagne l'amour et, à la limite, se confond avec lui. A ce titre, elle ne disparaîtra jamais, pas plus que ne disparaîtra l'amour. Si, dans l'éternité, la crainte chaste reste la « compagne » de l'amour, ce n'est pas parce qu'on aurait toujours à redouter de ne plus être aimé (l'amour jouira d'une sécurité totale), ni même parce qu'on aurait toujours à craindre de manquer à l'amour. La crainte est la qualité d'un amour tout à l'émerveillement d'être aimé. A cet égard, elle n'est pas une déficience de l'amour, mais sa fine fleur.



1. Cerf, coll « Sources chrétiennes », 1961, p 385 Les références sans autre indication renvoient à cette oeuvre. Le vocabulaire d'Augustin n'est pas stable : il parle de contas, de dtlectio, mais aussi d'amor Tout au long de ce commentaire, ces termes sont tenus pour équivalents
2. XV1,3 (dans Six traites anti-manichéens, Desdée de Brouwer, 1986, p. 317).
3. De moribus ecclesue catholica XXVIII,56 (dans La morale chrétienne, Desdée de Brouwer, 1955, p. 217).
4. De utihtate credendi 111,9 (dans La foi chrétienne, Desdée de Brouwer, p. 227)
5. Homélies sur l'Evangile de Jean, XLIII,7 (Institut d'Etudes AugusUmennes, 1988, p. 427), avec un développement important sur la crainte chaste
6. Brid., p. 429.
7. Lettre 140 à Honoré, dans Pierre-Marie Hombert, Gloria grattae, Institut des Etudes Augusumennes, 1996, p 176 Cette étude porte sur l'usage augustinien des versets pauliniens 1 Co 1,31 et 4,7, fils conducteurs de sa théologie de la grâce
8. Ibid , p 560
9. XXI,24,5 (Desdée de Brouwer, 1960, p. 479).
10. Dictionnaire de spiritualité, t H, 2, Beauchesne, 1953, col. 2493
11. Cf I Delumeau, Le péché et la peur, Fayard, 1983, pp. 551s
12. Textes tirés respectivement des ch 30,242cd ; ch 33,247d (cités dans le Dictionnaire de spiritualité, 11,2, col 2493-94)
13. In }o Ep IX,5
14. En In Ps 141, W,7 • « Le diable entre par la crainte des peines temporelles, le Christ entre par la crainte du feu éternel » (éd. Vives XV, p 354)
15. En. In Ps. 118, XXV,7 (éd. Vives, vol. XTV, p 636)
16. Humain trop humain I, §169, Gallimard, 1968, p. 133.
17. Par-delà bien et mal, § 201, Gallimard, 1971, pp. 112-113.