Il faut lire Baudelaire comme nous lisons Pascal.
Au Lecteur : le poème liminaire des Fleurs du mal est une confession, un examen de conscience, un miroir où l’auteur et le lecteur peuvent également se reconnaître dans leur misérable comédie et leurs évasions illusoires, leur enfer intime, leur assujettissement à Satan. Lire cette page comme un admirable poème, la tenir pour une superbe façade, le porche ou le tympan solennel d’un recueil, au lieu d’y reconnaître le dévoilement d’un « coeur mis à nu », un De profundis, c’est ne pas l’entendre, ne pas entendre sa vérité. C’est rester au plan de la littérature, de l’illusion littéraire, retenu par la forme, cette « idole », empêché par le plaisir, la complaisance, d’accéder au sens, au déchirement de l’âme. Il en va de même pour tous les chefs-d’oeuvre. Le talent, le génie, notre admiration elle-même, nous cachent qu’au delà de toute littérature, au delà de l’art, de l’oeuvre, il s’agit de l’homme, de sa misère, de sa grandeur. Et « l’homme, dit Pascal, passe infiniment l’homme ».
Il est vrai que l’admiration, la dévotion à la forme, la communion dans la beauté, la délectation même, peuvent, comme l’ascèse de l’artiste, être la voie de la transcendance, d’un salut, et non ce piège où le miroir est pris pour la réalité, la vérité ; non cette stagnation dans ce qui n’avait pas tant pour fin l’achèvement et la perfection d’une forme que l’ouverture intérieure à l’infini. À la source et en deçà du chant, le cri, la déchirure ; au delà du cri, au delà du chant, le Chant, illuminé de silence.

La religion de l’art


Pour Baudelaire, pour ce « fils » de Gautier, parangon de « l’art pour l’art » ; pour cet héritier du romantisme et de sa figure du poète « vates » – mage, prophète, – qu’est-ce en vérité que la Poésie, qu’est-ce que l’Art ? Un chemin spirituel, un chemin vers le spirituel, un chemin hors de l’enfer, ou du monde, vers Dieu ? Ou bien, de fait, un dévoiement, un substitut, une forme d’idolâtrie, une « passion idolâtre » ?... Il semble que l’attitude de Baudelaire soit double, ambiguë, variable : Art, Beauté : miroir du Ciel ; ou masque, et, finalement, mensonge. – En d’autres termes : la « religion de l’art » est-elle une voie spirituelle, est-elle une idolâtrie ?
Dans « Les Phares », poème capital de Baudelaire, et de la « modernité », l’art, cet « ardent sanglot », est dit « l’unique témoignage de notre dignité » ; credo qui laisse de côté l’amour : la Charité. Mais « Bénédiction » – qui vient aussitôt après « Au Lecteur » – est d’une théologie orthodoxe. La Poésie, l’Art, implique l’oeuvre, – « couronne mystique » ; et, sur ce point, le poème inaugural des Fleurs du mal affirme sans équivoque la différence entre le terrestre et le céleste, le matériel et le spirituel, la Terre et le Ciel :

Mais les bijoux perdus de l’antique Palmyre,

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