Dans la précipitation, les bruits et agitations du monde et de nos vies, il est possible de vivre à la surface de soi-même Complaisance et enfermement dans un mal-être ou fuite en avant dans l'enthousiasme et les choses à faire sont des risques permanents Ils nous empêchent souvent d'entendre la parole qui cherche à se dire à travers le silence ou le brouhaha de nos journées Comment, dans ces conditions, se rendre sensibles à la conduite de l'Esprit, cet « hôte intérieur qui habite nos silences » et dont la « vie se greffe aux âmes qu'il touche » 7 L'Ecriture en parle comme du « souffle » ou de la « brise légère », la prière de l'Eglise comme d'une « adoucissante fraîcheur » jusque dans la fièvre II n'est pas si simple de reconnaître ce qui nous mène et nous meut au jour le jour


Le point où l'on en est


Le livret des Exercices spirituels nous indique que les Règles destinées a sentir et reconnaître les diverses motions qui se produisent dans l'âme (première semaine) trouvent un prolongement et un affinement dans l'expérience que vit le retraitant au cours de la deuxième semaine. En effet, ces règles visent un plus grand discernement des esprits. C'est à ce deuxième ensemble qu'appartient la règle 335. Avant d'entrer dans l'examen de ce texte, il convient de revenir un moment en arrière dans l'itinéraire spirituel qui précède, car, dans la vie spirituelle, on ne tire pas un trait sur l'expérience antérieure : on essaie au contraire d'en tirer profit pour avancer. Le progrès spirituel qui se manifeste par un renouvellement vécu dans le Christ n'est pas à entendre de façon linéaire, mais bien plutôt comme la succession d'étapes qui s'appellent les unes les autres dans le mouvement d'une « spirale ».
Au sortir de la première semaine, le retraitant 1 est entré dans ce temps nouveau où il s'engage humblement et résolument à la suite du Christ. Il veut vivre désormais de « sa » vie et combattre avec lui ce qui entrave sa liberté en ce monde où il demeure immergé. Au fil des jours, aidé par celui qui l'accompagne, il s'est laissé instruire par l'alternance des consolations et désolations. Dans les combats qu'il a déjà connus, il a peu à peu appris la tactique et les ruses de l'ennemi. Il a découvert aussi que les esprits peuvent travailler le coeur en sens inverse (314-315). Il y a donc à distinguer et vérifier désormais ce qu'il éprouve, en examinant l'orientation de ses pensées au-delà de toute immédiateté, avant de leur faire crédit. A ce moment du chemin où il veut découvrir et recevoir ce qu'il doit faire pour le Christ (53), comment « le connaître plus intérieurement afin de l'aimer, le suivre et le servir davantage » (104), les Règles de la deuxième semaine vont lui être une aide précieuse.


Le texte de la règle 335


Ce texte se présente sur un mode binaire et selon une symétrie de termes qui rappellent tout de suite les règles 314-315, « davantage propres à la première semaine », mais sans s'y réduire. Cependant, il est important de les avoir présentes à l'esprit pour en repérer les différences, qui tiennent compte du point auquel est parvenu celui qui s'exerce à « chercher et trouver Dieu dans la disposition de sa vie ». Il est bon de noter que les Règles de deuxième semaine ne s'intéressent qu'à la consolation et à ses sources, car, « avec une cause, le bon ange aussi bien que le mauvais peuvent consoler l'âme, mais avec des fins contraires » (331). Dans la règle qui nous occupe, Ignace nous propose de considérer deux types de retraitants mis en opposition : « ceux qui vont de bien en mieux » et « ceux qui vont de mal en pis » ; deux anges ou esprits : « le bon » et « le mauvais » ; deux dispositions de l'âme « opposée ou semblable à celle des anges » ; deux situations similaires : « ces mêmes esprits touchent l'âme » ; une manière d'agir des esprits et des « façons » opposées, reconnaissantes à une sorte d'entrecroisement des effets qui s'inversent en fonction de la « disposition de l'âme » : « doucement », « légèrement », « suavement »... « En silence », d'un côté ; « de façon aiguë, avec bruit et agitation (...), avec fracas, en frappant les sens de façon perceptible », de l'autre.
A l'inverse des règles 314-315, Ignace part ici d'une situation de progrès et de croissance spirituelle, « ceux qui vont de bien en mieux », et l'action des esprits qu'il décrit commence avec celle du bon ange. Ce que produisent les deux sortes d'esprit s'exprime aussi avec des différences notables. En première semaine, les termes employés (« aiguillonner », « mordre la conscience », « attrister », « inquiéter », « mettre des obstacles ») évoquent la violence du combat qui se joue : ici, un même verbe rend compte des manières de faire des esprits (« toucher »), et lorsqu'il s'agit de « frapper les sens », il est ajouté seulement : « de façon perceptible ». Chez la personne résolue à s'attacher aux pas du Christ dans un mouvement qui va « de bien en mieux », les mouvements de la consolation dominent progressivement, les alternances diminuent d'amplitude et la manifestation des esprits se fait plus subtile.


Quel esprit nous conduit ?


Devant une telle complexité, comment reconnaître ce qui nous arrive dans la paix ou le trouble éprouvé, dans la douceur qui demeure ou la violence qui fait irruption ? D'où viennent cette agitation, ce tumulte intérieur, ces pensées qui s'entrechoquent, ce bruit de paroles en nous, alors même que nous étions précédemment calmes et sereins au travail, à l'intérieur de nos relations, confiants dans nos projets et désireux d'entreprendre ? « Esprit de Dieu pour notre terre, / Toi la sève sous l'écorce, comment es-tu le vent qui déracine ? » (Didier Rimaud).
Comment « entendre » de façon juste au milieu du bruit perpétuel dans lequel nous vivons ? Où sont le dehors et le dedans quand tout aujourd'hui s'expose aux yeux de tous ? Et « si le bon esprit comme le mauvais peuvent consoler », comment interpréter alors ces « impressions » de douceur et de légèreté que les difficultés n'éteignent pas, et, à l'inverse, ce « fracas » à nos oreilles qui vient rompre l'harmonie dans laquelle nous étions établis ? Musique de l'Esprit ou chant des sirènes ? Tremblement de terre ou simple coup de vent sur le lac ? Quel est celui qui nous parle ? Nous sommes bien là dans la nécessité d'un « plus grand discernement des esprits » (328), « plus subtil », qui demande donc de porter davantage d'attention aux diverses motions qui se produisent en nous.


Partir de ce qui nous touche


L'expérience (la nôtre et celle des autres) est là pour l'attester : les esprits nous touchent. Nous le reconnaissons aux effets bien concrets qu'ils provoquent en notre corps comme en notre coeur : une rougeur soudaine, l'accélération des battements du coeur, une sensation de fraîcheur ou de brûlure, des larmes, harmonie ou dissonance, tiédeur ou désir... C'est bien cela qu'il faut repérer et lire pour discerner ensuite entre l'ivraie et le bon grain. Nous ne pouvons le faire que dans la prise de recul, dans l'espace de silence que nous nous donnons pour relire ce qui nous arrive, dans la distance qu'instaure la parole qui nous ouvre à un autre. Car la motion ne dit rien en elle-même : attirance ou répulsion selon les cas ; ce qui importe, c'est vers quoi ou, plus encore, vers qui elle met en route. Elle ne donne pas le chemin... Elle est un passage instantané qui laisse des traces durables dans l'affectivité 2.
Le silence ou le bruit que nous « entendons », leur retentissement dans notre sensibilité, constituent des intermédiaires par lesquels Dieu nous rejoint et qu'il faut interpréter. Il est vrai que « Dieu se communique lui-même à l'âme fidèle » (15) mais toujours à travers des médiations : celles du corps, des facultés de la mémoire, de l'intelligence, de l'affectivité. Il en use pour orienter et attirer toute la personne dans la louange, le respect et le service, et pour la maintenir dans cette option fondamentale de sa vie. Et c'est justement ce que va attaquer « l'ennemi de la nature humaine » dans sa manière de toucher le coeur, avec douceur ou brutalité en fonction du terrain qu'il rencontre.


La disposition de l'âme


Nous attribuons quelquefois le trouble et l'agitation intérieure que nous ne savons pas expliquer aux conditions extérieures que nous jugeons défavorables (la télévision du voisin, la rumeur permanente de la rue, les cris des enfants, etc.), en négligeant d'examiner nos dispositions intérieures du moment. L'expérience inverse se révèle tout aussi vraie. La paix ou l'inquiétude, la joie ou la tristesse, la confiance ou le découragement dans lesquels nous nous trouvons viennent colorer le regard que nous portons sur les événements, les autres et le monde* qui nous entoure, et peuvent influencer nos décisions. Il importe de préciser qu'il ne s'agit pas là de simples réactions de tempérament ou d'humeur du moment, mais bien des dispositions profondes de la personne, révélatrices de l'orientation de sa liberté.
Le Journal des motions intérieures de saint Ignace fournit de précieux exemples susceptibles de nous aider à approfondir davantage notre texte. J'en retiens un moment qui me semble caractéristique. Le 2 mars 1544, Ignace note ceci : « Pendant l'oraison, beaucoup de grâce, et beaucoup de dévotion, mêlée d'une certaine lumière et chaleur. Ensuite, je sortis à cause du bruit. Et au retour quelque occasion vint aussi me dissiper, et je combattais les pensées provoquées par le bruit et par son trouble. A tel point que (...) la pensée me venait de ne pas dire la messe. » Ici, ce qui est perçu, c'est d'abord un bruit qui, de l'extérieur, vient modifier l'état intérieur ; mais aussitôt après, sans en préciser le contenu, Ignace remarque qu'une « occasion » vient s'ajouter au bruit du dehors et le dissiper. Ainsi, bruit extérieur et bruit intérieur peuvent se conjuguer, tout en se distinguant, pour produire une motion dont l'origine ne pourra se reconnaître qu'aux changements qu'elle introduit dans l'orientation du désir et des pensées : ne pas dire la messe. Comment réagir dans un tel moment que nous pouvons facilement référer à nos expériences personnelles ou d'accompagnement des autres ?
Ecoutons la suite de cette relation : « Cependant, je parvenais à la vaincre. Et ne voulant pas accepter d'autres pensées qui m'amèneraient à parler à qui que ce soit, réconforté par quelques sentiments du Christ tenté, je commençai la messe avec beaucoup de dévotion. »
Il est bon de remarquer, conformément aux règles 333-334, ce qui a permis à Ignace de retrouver l'orientation première et l'état de dévotion dans lesquels il se trouvait précédemment : le refus d'« autres pensées » et de paroles qui le distrairaient de ce qu'il s'est proposé de faire, l'accueil des « sentiments du Christ tenté » et, enfin, la poursuite de ce qu'il avait commencé : il dit la messe. Au centre, la présence du Christ — éprouvée intérieurement — vient s'opposer aux bruits qui ont provoqué son agitation. C'est le sentiment du Christ tenté qui démasque le tentateur et rend Ignace à la consolation. Et il conclut ainsi : « J'achevai sans aucune sorte d'intelligence, sauf à la fin à la prière de la sainte Trinité, une certaine motion, dévotion, larmes, sentiment d'un certain amour qui m'attirait à elle, sans que reste aucune amertume sur les choses passées, mais beaucoup de tranquillité et de repos. » La succession des pensées et les réactions d'Ignace indiquent clairement ici que la disposition de son âme était semblable à celle du bon esprit.


Entrer et sortir


Je ne me suis arrêtée jusqu'ici qu'à la situation de « ceux qui vont de bien en mieux », et c'est à dessein. En effet, la situation inverse, « ceux qui vont de mal en pis », ne semble guère pertinente en elle-même pour celui qui s'est déjà largement avancé dans l'expérience des Exercices spirituels. Je la vois plutôt comme le rappel essentiel que les périodes de croissance spirituelle n'excluent pas la possibilité d'être tenté, souvent de façon plus subtile, car l'ennemi qui a perdu du terrain ne renonce jamais à le récupérer ! Les risques de l'illusion demeurent, surtout quand le mauvais esprit se présente sous l'apparence séduisante de l'ange de lumière : le quatrième règle en décrit le processus (332), la cinquième et la sixième donnent les moyens d'éclairer ce qui se passe et d'en tirer profit (353-334).
Celui qui s'exerce à suivre le Christ de plus près, mais également celui qui l'accompagne, doit se rendre toujours plus attentif à la tonalité des sollicitations intérieures dont il est l'objet : leur « entrée » est-elle bruyante ou silencieuse ? « Comme la goutte d'eau qui pénètre une éponge » ou « comme lorsqu'elle tombe sur la pierre » ? N'oublions pas que c'est « le propre de l'ange de lumière d'entrer avec les vues de l'âme fidèle et de sortir avec les siennes » (332). Il faut donc choisir à qui l'on veut laisser toutes portes ouvertes chez soi : question de liberté et de vigilance.
« Chez ceux qui vont de bien en mieux » : ainsi commence le texte qu'il m'était donné de commenter. J'y reviens pour conclure en relevant quelques moyens pour aider à demeurer et croître dans ce mouvement. Tout d'abord ne pas vivre comme une citadelle assiégée ! « Ne craignez pas », répète inlassablement l'Ecriture. Ce n'est pas un esprit de peur qui nous rend esclaves que nous avons reçu, mais un esprit qui fait de nous des fils, nous rappelle saint Paul. Celui qui s'est décidé pour le Christ fait dans sa vie bien concrète l'expérience renouvelée qu'« Il est fidèle, celui qui nous appelle » à vivre sur les chemins de la vérité et de la liberté. Dieu veut l'homme heureux dans une humilité qui pousse à la vigilance. La contemplation habituelle du Christ dans l'évangile rend progressivement familier de sa manière d'être et d'agir. Il accomplit en sa personne ce que le prophète Isaïe nous dit du serviteur de Yahvé : « J'ai mis sur lui mon esprit (...) Il ne criera point, il ne parlera pas haut, il ne fera pas entendre sa voix dans les rues » (42,1-2). Mais il parle aussi avec force et violence pour dénoncer l'hypocrisie et le mensonge.
C'est l'Esprit du Christ, que le Père donne « combien plus » à ceux qui le lui demandent, qui peut ajuster à Lui le coeur, les gestes et les choix petits et grands de l'existence quotidienne : « Comme l'eau courante, le coeur du roi est aux mains de Yahvé qui l'incline partout à son gré » (Pr 21,21). Il nous faut demander l'Esprit. Prière et aussi ouverture de la parole à un autre. Il est un adage bien connu désormais qui nous dit que personne ne discerne à notre place, mais que l'on ne discerne jamais tout seul. Il y a là une humilité au sens d'une humanité reconnue, et une expérience de la sagesse de l'Esprit et de l'Eglise. C'est ensemble que la personne accompagnée et l'accompagnateur s'en remettent à l'Esprit qui conduit l'un et l'autre pour déchiffrer sa présence dans « la voix ténue d'un silencieux silence » (1 R 19,12).


1. Ce qui sera dit de l'expérience vécue dans un temps de retraite « fermée » peut s'appliquer également aux situations vécues dans la vie courante où l'on désire se laisser conduire par l'Esprit
2. Cf Jean-Claude Dhôtel, « La consolation et ce qui s'ensuit », Christus, n° 170HS, p 291