Au moment où j'écris cet article, plus d'un mois après le drame du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, avec toutes les conséquences que cela a entraînées, les relations entre chrétiens et musulmans traversent une crise douloureuse, marquée par de nombreuses brisures, méfiances, soupçons, confusions, ambiguïtés, durcissements... Je ne vais point faire l'analyse de cette crise, ni proposer de solution. Je voudrais simplement attirer l'attention sur une dimension trop oubliée de la relation entre chrétiens et musulmans, à savoir la dimension spirituelle, la dimension de foi. L'idée de cet article fut conçue bien avant les événements actuels, mais tout ce que ceux-ci ont déclenché ne fait que souligner le grave danger que constitue l'oubli de cette dimension.
Depuis trente ans déjà, quand on parle de l'islam, on ne pense trop souvent qu'à la politique, mise en vedette notamment par l'ensemble des mouvements qui veulent présenter cette religion, d'une façon ou d'une autre, comme source d'un projet politique. Il ne s'agit pas de nier ou de sous-estimer cette dimension politique, ni de la séparer des autres dimensions dont je veux parler ici. Cependant, il m'a été donné, dans la façon dont j'ai pu faire connaissance avec l'islam, de découvrir qu'il est tout autre chose qu'une simple idéologie politique.


Un itinéraire personnel


Avant d'être envoyé au Proche-Orient en 1960, en tant que membre néerlandais de la Compagnie de Jésus, je n'avais jamais rencontré de musulmans. Pourtant, j'étais déjà attiré par l'idée de servir la rencontre avec l'islam. Après avoir appris l'arabe au Liban, je suis parti en Egypte en 1962 pour me spécialiser en philosophie arabe et musulmane. C'est à l'université que j'ai alors eu mes premiers contacts avec des musulmans (et certaines de ces amitiés durent jusqu'aujourd'hui). Avec le temps, je me suis rendu compte combien le contact personnel et l'amitié vraie et sincère sont une grande porte d'entrée pour la découverte d'une autre religion. Sans cela, la connaissance théorique, aussi importante soit-elle, reste défectueuse. En effet, une religion est le fait de personnes croyantes, avant d'être un système religieux. Pendant mes études de théologie à Lyon (Fourvière), j'ai commencé une thèse de doctorat sur le Commentaire coranique du Manâr, oeuvre réalisée entre 1899 et 1935 par le grand réformateur égyptien Muhammad Abduh et son disciple syrien Muhammad Rashîd Rida.
Le fait de lire les six mille pages de ce commentaire, puis de chercher à comprendre son arrière-fond et découvrir son impact, m'a donné l'occasion de faire un plongeon extraordinaire dans l'islam comme système, doctrine et histoire, ainsi que dans les soucis qui s'y exprimaient de l'islam moderne. Cela m'a aidé à mieux comprendre le discours utilisé par la communauté musulmane.
A partir de 1975, j'ai été très impliqué dans la (re)naissance d'un groupe islamo-chrétien, qui, en 1978, a été reconnu officiellement sous le nom d'« al-Ikhâ' ad-Dînî » (« Fraternité Religieuse »), groupe dont les réunions se terminent par une prière (du'â'), rédigée par un musulman remarquable et récitée en commun. Ce groupe ne nous rassemble pas seulement comme concitoyens mais également comme croyants convaincus que la dimension de foi crée entre nous une véritable fraternité. En même temps, la commission égyptienne « Justice et Paix » m'a fait comprendre comment les chrétiens peuvent collaborer en profondeur avec des musulmans de toute tendance, y compris des islamistes, pour la justice et la construction d'une réelle concitoyenneté.
A travers ces expériences, je suis devenu de plus en plus sensible à la dimension spirituelle dans la rencontre entre musulmans et chrétiens, à la dimension de foi. Nous pouvons nous rencontrer en tant que croyants, c'est-à-dire en tant que personnes et communautés qui ne sont pas uniquement des adhérents à des systèmes religieux divers, mais des adorateurs du Dieu vivant, désireux de lui donner une place fondamentale dans leurs vies. Si, dans la foi en Dieu, il y a des différences importantes entre chrétiens et musulmans, il n'empêche que Celui en qui nous croyons et que nous adorons est le même Dieu vivant, comme l'a bien dit la Constitution sur l'Eglise du Concile Vatican II (Lumen Gentium,16) à propos des musulmans « qui adorent avec nous (nobiscum) le Dieu un, miséricordieux ». Cette rencontre dans la foi nous permet d'être « ensemble devant Dieu ». Expression adoptée par les patriarches catholiques du Moyen-Orient dans le titre de leur troisième lettre pastorale (Noël 1994), qui portait justement sur la vie commune entre musulmans et chrétiens, elle rejoint aussi certaines expressions utilisées par le pape Jean-Paul II à propos des musulmans qu'il appelle nos « frères en Dieu » et nos « frères dans la foi au Dieu unique ».
Cette fraternité dans la foi fait bien de la vie spirituelle un terrain de rencontre entre musulmans et chrétiens. Cela ne veut pas seulement dire qu'entre chrétiens et musulmans nous pouvons échanger sur les valeurs spirituelles, mais également, si la vie spirituelle rejaillit sur toute notre vie, que la rencontre spirituelle peut devenir une dimension présente sur tous les plans de notre vie en commun, y compris la vie quotidienne, dans toutes les collaborations possibles et toutes les formes d'échange et de dialogue pas toujours forcément verbalisés. Cette fraternité peut susciter une certaine qualité de rencontre, dans la mesure où nous savons les uns des autres que nous nous situons à l'intérieur de notre relation à Dieu. Je suis personnellement témoin de la sensibilité de nombreux musulmans à cette dimension (entre autres, au fait de prier et d'intercéder les uns pour les autres) 1. Je pense que cette dimension est à approfondir et fructifier, notamment aujourd'hui où il y a un tel risque de purement politiser les rapports.


La solidarité spirituelle : source de rencontre


Cette importance donnée à la rencontre spirituelle découle certainement aussi de la place que les musulmans ont acquise dans ma propre vie spirituelle. Elle recoupe la dimension de la solidarité spirituelle qui a été si bien valorisée, grâce à Massignon 2, à travers la spiritualité de la « Badaliya ».
Pour nous autres chrétiens, la solidarité spirituelle trouve sa source dans le mystère même de l'Incarnation. Devenus membres du Corps du Christ, nous sommes unis à celui qui est « Dieu avec nous » (« Emmanuel »), qui s'est rendu solidaire de nous jusqu'au bout : le mystère pascal (mort et résurrection) est l'expression ultime de cet amour crucifié, plus fort que la mort. Il s'est mis radicalement à notre place, dans le sens où il s'est « substitué » à nous (« substitution » se dit en arabe « Badaliya »). Nous sommes invités à faire le même mouvement en son Nom, poussés et guidés par son Esprit : assumer le tout de ceux avec qui nous vivons. Ainsi, la « substitution » est fondamentalement celle du Christ. C'est lui qui nous pousse vers ceux qui sont différents de nous et fait qu'ils font vraiment partie de nous-mêmes. Nous retrouvons ici ce qui a été vécu par saint François d'Assise, en particulier dans sa rencontre à Damiette en 1219, pendant le siège de la ville par les croisés, avec le sultan Ayyoubide, al-Malik al-Kâmil 3, et par sainte Thérèse de l'Enfant Jésus. Ce n'est pas un hasard si, en Egypte, ces deux saints sont tellement aimés, même par de nombreux musulmans. Sans oublier Charles de Foucauld, dit frère Charles de Jésus (1858-1916).
C'est dans cette ligne que se sont situés, en février 1934, Louis Massignon et Mary Kahil en fondant la Badaliya 4, dont Massignon disait qu'elle est une « manifestation de l'amour du Christ en islam ». Elle conduit à la charité du regard, application de la règle d'or de l'Evangile : « Comme vous voudriez que les autres vous regardent, essayez de les regarder ainsi ! » Elle repose sur la foi en l'action de l'Esprit en eux, la confiance, le désir sincère de les comprendre 5, et nous fait vivre le sens biblique et sémitique de la « substitution », loin de tout orgueil ou « impérialisme spirituel ».
Pour moi, c'est pendant l'apprentissage de l'arabe au Liban, grâce à notre « maître » d'arabe, le père jésuite André d'Alverny, que j'ai acquis à la fois un profond respect des musulmans (à propos d'une certaine façon de parler d'un quartier musulman, il nous disait : « Ce n'est pas ainsi qu'on parle de gens qu'on aime ») et un goût prononcé pour la langue et la culture arabes. Cette approche a d'abord marqué mon regard envers les musulmans, puis influencé mon regard sur l'islam. En effet, autant je distingue « musulmans » et « islam », autant je ne peux séparer totalement les deux. L'« islam » est la religion des musulmans : il représente ce qui est sacré pour eux, ce à travers quoi ils vivent leur relation à Dieu. L'« islam » est aussi, en fin de compte, ce que les musulmans en font. C'est pourquoi il y a beaucoup d'« islams », même si, malgré cette diversité, on ne peut nier qu'il y ait une certaine unité, une certaine base objective, très difficile à déterminer, sans pour autant la réduire à une sorte d'essence fixe et immuable.
Le cheminement vers une solidarité spirituelle fait vivre des relations vraies avec l'autre dans sa différence, jusqu'à prendre sur soi le destin de l'autre : ce qui le concerne me concerne. Il inclut la découverte des valeurs de l'autre, son univers, en cherchant à le comprendre. Car vivre l'altérité est un défi qui peut aussi générer des conflits. Ma solidarité ne sera réelle que si je suis aussi capable d'en porter éventuellement le refus jusqu'au bout. Et, sur ce point spécialement, je dois apprendre à passer d'une attitude personnelle individuelle à une attitude personnelle collective, en tant que membre d'un groupe, de l'Eglise qui rencontre un autre groupe. Ainsi, autant des relations individuelles entre chrétiens et musulmans peuvent être positives, amicales, autant l'attitude collective de communauté à communauté est plus difficile. Ce n'est donc pas seulement comme individu, mais comme membre de l'Eglise que je dois assumer des situations conflictuelles. Le conflit peut venir du fait de l'altérité, des limites de l'autre et de mes limites à moi, puis des refus, et enfin de la dimension de nos collectivités. Il s'agit d'assumer tout cela. Là se situe le rôle de la critique de part et d'autre : comment avons-nous su profiter de la critique reçue ?
Une question importante est de savoir comment dire et communiquer cette pensée de la solidarité spirituelle aux musulmans, au moins à certains d'entre eux. Je pense que cette communication peut se faire lorsqu'ils voient et sentent que nous sommes avec eux sans arrière-pensées ni intentions cachées, et que cela n'empêche nullement que nous soyons avec eux « au nom de Dieu ». Voilà posée la question de la vie spirituelle comme terrain de rencontre entre chrétiens et musulmans.


La vie spirituelle comme terrain de rencontre


La solidarité spirituelle avec les musulmans nous rend sensibles à leur vie spirituelle proprement dite. Et j'entends par « vie spirituelle », non point la seule vie religieuse et cultuelle, mais la vie à l'écoute de l'Esprit de Dieu, donc une dimension englobant tous les aspects de la vie humaine et vécue avec une qualité autre. Le fait d'être « ensemble devant Dieu » nous permet d'abord de reconnaître nos différences dans un profond respect mutuel, un respect de la « conscience de l'autre », instance à travers laquelle l'homme accède à la vérité. Ainsi pouvons-nous trouver dans ce respect pour la foi de l'autre une des expressions du respect que nous portons à Dieu lui-même.
Pour l'Eglise catholique, l'affirmation du caractère sacré de la conscience a été la clef de la découverte du caractère positif, voire nécessaire, de la liberté religieuse, proclamée par Vatican IL Beaucoup de musulmans contemporains aiment à insister sur le fait que le Coran lui-même déclare : « Point de contrainte en [matière de] religion » (Sourate 11,256), ce qui leur permet, à eux aussi, de donner une base divine à la liberté religieuse ; même si, pour aller jusqu'au bout de cette logique de la liberté religieuse, un travail herméneutique important reste à faire pour que la lecture de la totalité du patrimoine religieux soit faite en pleine cohérence avec ce principe. Certains l'ont fait à travers une démarche claire ; d'autres sont encore ambigus dans leur discours.
Une telle rencontre devant Dieu, et en son nom, pourrait fournir le point de départ d'une lecture en commun de l'histoire, avec toutes les blessures qu'elle comporte de part et d'autre, et devenir ainsi une source de guérison des blessures de la mémoire historique pour chacun des partenaires. Explorer les richesses du patrimoine spirituel de l'autre peut être source d'admiration pour chacun, sans verser dans le syncrétisme ou la confusion, en pleine reconnaissance et respect des différences. En ce sens, certaines études de mystique comparée faites aujourd'hui par des chrétiens et des musulmans sont une occasion de rencontre qui permet à chacun d'approfondir sa propre identité.
« Etre ensemble devant Dieu » peut à certains moments vouloir dire « prier ensemble », à condition, là encore, d'éviter toute forme de syncrétisme ou de confusion. Dans ce champ de la prière, l'important est de prier les uns pour les autres. De nombreux musulmans me demandent de prier pour eux ; et, à l'inverse, demander à un musulman de prier pour moi signifie beaucoup, autant que, j'ai pu le constater, cela signifie pour certains d'entre eux... D'ailleurs, le fait même de parler de la vie spirituelle comme terrain de rencontre peut ouvrir des dimensions nouvelles dans nos relations. C'est un des chemins qui permettent de passer de la religion conçue comme idéologie, système fermé, à la religion comme foi vivante, et donc ouverture du coeur.
La rencontre spirituelle peut encore consister à défendre ensemble l'homme, sa dignité, ses droits 6, pour établir des relations humaines conformes à l'intention de Dieu créateur, et ce dans la réalité concrète où nous sommes ensemble impliqués. Même si les différences d'anthropologie religieuse ont une certaine importance, le fait que l'homme soit aussi sacré pour l'islam pèse ici de tout son poids.

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Le grand défi réside dans le fait de vivre ces dimensions en tant que communautés. C'est là qu'il y a concrètement le plus de problème, avec tous les risques de discrimination, voire de violence, que cela entraîne. C'est aussi là que le besoin se fait plus vif d'un travail en commun. Nombre de musulmans sont très sensibles à cette question : pouvons-nous construire ensemble une « société croyante », dans le sens d'une société basée sur les valeurs que la foi en Dieu permet de découvrir ? Il y a là un souci commun, à condition qu'il soit bien entendu qu'une telle société doit reconnaître sa dignité à tout homme, croyant ou incroyant. A cet égard, j'ai pu constater que de nombreux musulmans sont très sensibles à l'enseignement social de l'Eglise. Alors, le dialogue retrouve toute son importance, la rencontre peut devenir parole, parole vraie, parole qui respecte la différence, vrai « dia-logos » où quelque chose « se passe ». Ainsi pourrons-nous écouter ensemble ce que dit l'Esprit de Dieu, non seulement « aux Eglises », mais à l'homme, et aussi à notre communion d'hommes « au nom de Dieu ».


1. l'expérimente aujourd'hui combien un échange, fait dans le respect et la confiance, sur la façon dont l'un ou l'autre vit la prière prête à une réelle rencontre spirituelle
2. Louis Massignon (1883-1962) a été un grand islamologue, dont la démarche fut caractérisée par une grande empathie, qui lui a permis de découvrir l'islam comme de l'intérieur Aussi n'est-ce pas par hasard qu'il s'est surtout spécialisé dans la mysuque musulmane C'est lui, notamment, qui a fait connaître au monde occidental le, grand martyr mystique Abu Mansûr al-Hallâdj (858 env-922}. Très estimé par de nombreux musulmans et parmi les rares Européens à avoir été membres de l'Académie de Langue Arabe au Caire, Massignon fut en même temps un grand spirituel Après avoir perdu la foi chrétienne dans sa jeunesse, il s'est converti au contact de la vie spirituelle de musulmans rencontrés en Irak II avait été aussi très marqué par sa rencontre avec Charles de Foucauld, qui, lui aussi, avait retrouvé la foi chrétienne grâce à sa rencontre avec la prière de musulmans. Massignon a aidé l'Eglise catholique à avoir un regard neuf sur l'islam, et a certainement inspiré les textes de Vaucan II à ce sujet (cf Lumen Gentium 16 et Nostra Aetate 3) Il est peut-être aussi symbolique qu'il soit mort fin octobre 1962, c'est-à-dire pendant les premiers jours du Concile
3. Cf Gwénolé Jeusset, Rencontre sur l'autre rive, Editions franciscaines, 1 996
4 Cf l'article de R L Moreau, publié par Jacques Keryell dans son édition des lettres de Massignon à Mary Kahil, L'hospitalité sacrée, Nouvelle Cité, 1987, pp 387-401
5. Ce qui invite aussi à écouter cette profonde sagesse d'un musulman africain contemporain, Amadou Hampâté Bâ (vers 1901-1991) : « Si l'autre ne te comprend pas, c'est que toi, tu ne l'as pas compris Le jour où toi, tu le comprendras, lui aussi te comprendra. »
6. Certains musulmans préfèrent parler, au lieu de droits de l'homme, des droits des hommes, englobant ainsi les droits des communautés