Depuis vingt-et-un ans, chaque année, des étudiants français partent à la rencontre de l'Inde dans le cadre de l'association « Inde-Espoir ». Ils en découvrent l'antique civilisation, mais ils sont marqués plus encore par l'humble approche de la pauvreté des villages délaissés, des bidonvilles à l'acre misère. Pendant quatre semaines, ces étudiants partagent, autant que faire se peut, l'existence de villageois ou d'habitants des « slums », comme l'espérance des animateurs de développement, souvent des religieuses ignatiennes ou des jésuites. Avec eux, ils élèvent des bâtiments sociaux (près de 180 déjà), en contribuant à rétablir la dignité d'hommes, de femmes et d'enfants que des siècles d'identification à l'« intouchabilité » ont profondément altérée.
On ne saurait identifier l'Inde à la misère, même si les personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté (fort bas par rapport à son équivalent français) sont majoritaires dans le pays. L'Inde, c'est d'abord une des plus vieilles cultures de notre humanité, un grand Etat démocratique, doté d'institutions modernes, d'un ensemble législatif fort avancé, où une presse libre et de qualité joue un rôle dynamique et. qui s'enorgueillit à juste titre d'élites scientifiques de très haut niveau. Mais, pour des raisons historiques, culturelles ou démographiques, en raison aussi de la corruption et du système des castes, à côté des classes moyennes et supérieures favorisées demeurent d'immenses pauvretés que les programmes sociaux atteignent difficilement et que les législations éclairées ne transforment pas.
Par ailleurs, notre expérience est limitée : les étudiants rencontrent l'Inde de la culture et de la pauvreté pendant six à huit semaines. De même, l'organisateur d'« Inde-Espoir » (et auteur de ces lignes) y est demeuré, tous chantiers confondus au long de vingt-et-un séjours depuis le début des années quatre-vingt, moins de trois ans. En comparaison avec l'enfouissement des missionnaires dans ce pays, notre approche est balbutiante. Osons cependant quelques notations spirituelles surgies de cette modeste histoire, tissée d'épreuves et de consolations.


« Vous aurez beau regarder » (/s 6,10)


La prise de conscience progressive de la difficulté à voir la réalité est une de nos premières épreuves. Nous sommes habitués à ne pas voir. Notre intelligence et nos coeurs sont partiellement fermés. Nous débarquons dans un village isolé : les villageois, modestement habillés, nous accueillent. Leurs humbles masures s'alignent le long d'un chemin à l'allure de cloaque. Un étudiant ne peut retenir son indignation : « Pourquoi venons-nous travailler pour ces gens ? Ils ne sont pas pauvres ! » Sans doute aurait-il fallu, pour ce jeune homme de bonne famille, que ces villageois soient vêtus de pagnes et vivent sous les arbres pour obtenir le statut de pauvres. Or ils sont analphabètes et n'ont pas la moindre sécurité. La médiocrité et l'exiguïté de leurs terres, pour ceux qui en ont, ne leur procurent pas de récoltes suffisantes pour vivre... Pourtant, nous ne voyons pas de prime abord leur pauvreté : leur dignité nous la cache. L'indignation du jeune homme se changera vite en regrets d'un jugement trop rapide.
Nous voici depuis plusieurs jours dans un autre village isolé. La saison des pluies est déjà bien avancée. Devant la petite école où nous habitons, un puits à ciel ouvert, large et profond, sans eau. Pendant une semaine, les participants français du chantier ont distingué le trou, le vide qui s'impose au regard, sans en être étonnés... La question a fini par surgir : « Pourquoi le puits est-il à sec ? » Les villageois ont alors pu dire leur douleur. Un grand propriétaire terrien avait planté une forêt d'eucalyptus éminemment rentables à l'orée du village. Les arbres avaient poussé et rapidement épuisé la nappe phréatique... Encore un autre village : l'accueil des enfants est chaleureux. Les élèves des Grandes Ecoles s'émerveillent, à juste titre, de la beauté de ces visages rieurs et s'étonnent de l'impression de bonne santé qui s'en dégage — avant que le jeune médecin français qui nous accompagne nous apprenne, au moment de la relecture de la journée, que bien des enfants souffrent d'insuffisances alimentaires, d'ulcères aux jambes, de maladies ophtalmiques... L'un d'entre eux, si des soins ne lui sont pas rapidement prodigués, deviendra même, à brève échéance, aveugle.
Il nous faut apprendre à voir si nous voulons nous souvenir, si nous voulons pouvoir être témoins, nous qui avons été invités à habiter des villages où nul Occidental ne s'est jamais aventuré. Nous sommes responsables de ce que nous découvrons mais aussi de ce que nous ne voyons pas. L'épreuve qui conduit de l'aveuglement à un début de vision est salutaire. Apprendre à voir. S'y exercer comme on s'exerce à prier.

« S'il me manque l'amour » (1 Co 13,2)


Une épreuve encore plus douloureuse nous attend. Nous nous sommes mis au service des plus pauvres. Sans prétention, dans l'humilité de l'action, loin des belles idées et des grandes idéologies, les étudiants offrent leur temps, leurs vacances, au prix d'efforts physiques redoutables. Le travail est vite pénible sous le soleil du sud ou la pluie de mousson ; il est salissant, voire répugnant, lorsqu'il faut marcher dans vingt centimètres de boue ou transporter sur le dos, dans des sacs de jute, un fumier putride et dégoulinant pour planter une bananeraie modèle. La générosité s'impose à la conscience au moment même où se dessine un chemin d'humilité. « Si je donne ma fortune aux pauvres, s'il me manque la charité, je ne suis rien » (1 Co 13,3). La vérité de l'hymne à la charité surgit dans toute sa force, alors que nous posons ces gestes.
Une question sourd : « Qu'est donc cette charité pour que, lorsqu'elle manque, tout manque ? » Agir pour les pauvres est le premier appel entendu, assez facilement, par-delà les difficultés concrètes. Mais le Seigneur nous convie à les aimer, de l'amour dont lui-même les aime Non point seulement faire mais aimer. L'interrogation se précise : « Est-ce que je les aime, ces villageois, ces habitants du bidonville ? » Mon regard sur eux est-il empreint de cet agapè auquel m'invite l'Evangile ? Travailler pour les plus faibles est une réalité ; les aimer en est une autre. Il ne suffit pas d'être ému par la misère, sensible à la délicatesse d'un accueil, ni même de s'attacher à des enfants charmeurs ou touchants. C'est la générosité même de nos actes qui nous dévoile la pauvreté de notre amour. Nous le pressentons alors : la charité est un don de Dieu, une grâce. Sans elle, l'authentique respect, déjà si difficile, demeure artificiel. Il nous faut désirer la charité d'un grand désir, la demander dans la prière

« Sur les méchants et sur les bons » (Mt 5,45)


Une troisième épreuve nous attend. L'idéologie ambiante en France tient un discours sur les pauvres qui, sur le terrain, ne semble pas totalement vérifié... « Les pauvres sont nos maîtres, entendons-nous, ils ont le coeur bon. » Mais nos partenaires indiens qui consacrent leur vie à ceux que nous appelions autrefois les « intouchables » ne tiennent pas le même langage. S'il est bien vrai que les puissants sont à l'origine de l'oppression, elle se redouble du haut vers le bas. Les castes supérieures font sentir leur pouvoir sur les castes inférieures, et plus encore sur les « hors castes ». Mais entre les sous-castes d'intouchables, le mépris n'est pas moins violent, car plus proche. Dans les groupes les plus déconsidérés de dalits, les hommes oppriment les femmes ; les belles-mères, les belles-filles, celles-ci rêvant de devenir belles-mères pour dominer à leur tour...
Dans un village où un groupe français a financé et construit des maisons pour des familles « esclaves pour dettes », le propriétaire terrien, qui craignait que ce changement de condition de vie ne modifiât les mentalités de ses serfs, a fait brûler les maisons toutes neuves. Peu après sont arrivées des élections auxquelles le maître s'est porté candidat. Mais les esclaves n'ont pas utilisé leur bulletin de vote pour le condamner. Ils ont voté pour lui, sans pressions, car, nous a expliqué notre partenaire jésuite ils admirent son énergie ils s'identifient à lui. Ils veulent être maîtres à la place du maître, et non des hommes libres en relation avec des hommes libres...
Ainsi, dans les villages, nous sommes témoins, à côté de très beaux gestes, de beaucoup de violences. L'alcoolisme n'est pas un phénomène social abstrait : il se traduit en coups concrets de la part de l’instituteur sur les élèves, du père sur ses enfants ou sur sa femme Dans les zones rurales ou les bidonvilles, une grande proportion d'hommes soustraient l'argent gagné par leurs épouses en d'épuisants travaux des champs, pour le transformer en cigarettes ou en mauvais alcool, indifférents qu'ils sont, au moins en apparence, aux besoins alimentaires de leurs enfants.
Les animateurs de développement ont pour objectif de rendre les pauvres « maîtres de leur destin », acteurs de leur histoire. Mais leur mentalité d'assistés l'emporte largement. Il nous faut donc apprendre à aimer ceux auxquels nous sommes envoyés non parce qu'ils seraient « bons », mais parce qu'ils sont aimés de Dieu, et donc aimables. Il faut les aimer d'autant plus qu'ils sont faibles et démunis.
Les circonstances concrètes rendent le dépassement des visions simplistes plus douloureux qu'on ne pourrait l'imaginer... Nous travaillons à la construction d'une école pour des villageois. Au lieu de se joindre à nous et de nous prêter main-forte, comme nous l'espérions, ceux-ci nous regardent avec amusement, en se gaussant de nos maladresses à manier des outils qui ne nous sont pas familiers. Les sentiments qu'ils suscitent en nous, en retour, ne relèvent plus guère de l'aménité... Nous ne nous sentons pas non plus fondamentalement « bons ». Une phrase de l'Evangile nous revient en mémoire : « Si vous aimez ceux qui vous aiment, quel gré vous en saura-t-on ? » (Le 6,32). Dès lors, nous prenons conscience qu'au moins deux attitudes ne sont pas évangéliques : l'une qui idéalise les pauvres pour justifier l'aide à leur apporter ; l'autre qui se refuse à aimer les pauvres parce qu'ils sont pleins de défauts et irresponsables au regard de leur propre situation. Or la charité n'est ni conditionnelle ni conditionnée. L'amour du prochain a pour seule justification l'appel de Dieu, le commandement du Christ : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. » Le « comme » m'apparaît de plus en plus causal, par-delà sa valeur comparative.
Bien sûr, parmi les « hors-castes », il en est aussi d'admirables ; il en est dont l'intelligente générosité confond et qui nous apprennent beaucoup. Mais nous n'avons qu'un seul maître : le Christ. Sur le chemin de l'amour des pauvres, il est indépassable, incomparable. Dans nos villages indiens, nous nous mettons maladroitement, lentement, à sa suite. Que de chemin encore à parcourir !
Si nous affrontons des épreuves, nous connaissons aussi des consolations. Dans le contexte des chantiers de développement, étudiants et prêtre-accompagnateur découvrent que l'Evangile parle avec puissance. Lorsque nous nous arrêtons pour célébrer l'eucharistie, après une journée de travail, de jeux avec les enfants du « slum » ou du village, pourquoi l'Evangile prend-il un relief, une actualité inouïs ? L'aveugle est si proche, le lépreux si présent, la figure du bon berger prend vie en cet homme ou cet enfant que nous venons de rencontrer à la tête de ses moutons, et le berger mercenaire paraît le frère de ce berger du village voisin payé pour garder le troupeau commun. L'Inde rurale, malheureusement peu atteinte, économiquement et socialement, par la modernité est une « composition de lieu » permanente pour l'Evangile.
Une autre raison, me semble-t-il, rend, dans ce contexte, la Parole merveilleusement vivante : tout en ressentant notre éloignement de l'Amour, nous essayons de répondre à l'appel du Seigneur à aider les plus faibles. La culpabilité qui nous habite lorsque nous les ignorons, nous rend l'Evangile opaque. Mais quand nous nous disposons concrètement, fût-ce avec de profondes limites, à les identifier au Seigneur, alors sa parole nous rejoint de manière renouvelée, comme si nos résistances étaient beaucoup moins fortes.


« J'avais faim, j'étais nu, malade » (Ait 35,31)


Au terme de cette brève relecture des chantiers d'« Inde-Espoir » s'impose à moi l'image de ce campement de populations tribales qui aurait voulu être un village : une centaine d'hommes, de femmes, d'enfants aborigènes de l'Inde du sud, lointains descendants des premiers habitants du pays refoulés dans les collines par les envahisseurs successifs. Hier, ils vivaient dans les forêts de la chasse et de la cueillette ; les voici contraints, à cause de l'interdiction de couper le bois et de chasser, à la sédentarisation.
Voilà cinq ans, sister Appoline, une religieuse ursuline franciscaine, en charge, au nom de l'Eglise, du développement de ce « taluk » (canton), m'avait conduit auprès d'eux. J'avais observé leurs huttes misérables. l'avais été frappé par les visages émaciés mais aussi par les sourires craintifs des petits enfants. Je remarquais chez les adultes, en face de l'étranger, une sorte d'effroi, tout juste tempéré par la présence de la religieuse. l'admirais aussi leur dignité. Et j'étais reparti presque rassuré : contrairement à bien des hameaux visités exprimant le souhait de voir construire un « balwadi » (jardin d'enfants) ou une école, comme dans le village voisin où nous travaillions, celui-ci ne m'avait rien demandé.
Quand je revins l'année suivante, plusieurs de ces enfants ne jouaient plus entre les misérables huttes. Ils étaient morts, morts de faim. Leurs organismes n'avaient pu supporter les racines que mangeaient les adultes pour tromper la faim, au moment où, la récolte précédente étant épuisée, il faut attendre la future moisson. Je prétendais apprendre à voir aux étudiants, et je n'avais pas vu ; je prétendais leur apprendre à entendre, et je n'avais pas entendu. Dans l'Evangile, Jésus demande aux malades : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » Or je m'étais bien gardé de poser les questions qui leur auraient permis d'exprimer une attente, un besoin, un appel.
L'année suivante, par l'intermédiaire de sister Appoline, ces aborigènes ont enfin reçu le riz qui leur a permis de passer la période de soudure entre deux récoltes. D'humbles maisons ont été construites. Nous en construirons trois de plus cet été pour des familles dépourvues de tout. Nous bâtirons aussi un petit centre social où les hommes apprendront à cultiver la terre : ils ont reçu quelques ares de l'Etat, mais n'ont aucun savoir-faire. Les femmes apprendront à coudre et à soigner leurs enfants avec des plantes locales...
Prendre au sérieux les paroles du Christ sur le Jugement dernier. N'est-ce point là le dernier passage de l'Evangile avant la Passion, le testament de Jésus chez saint Matthieu (25,31-46) ? Le prendre au sérieux sans cette culpabilité étrangère à l'Esprit, mais parce que Dieu nous confie une mission.

« Garde-toi d'oublier » {Dt 8,11)


Les chantiers provoquent-ils des changements, transforment-ils ceux qui les vivent ? Parce qu'il s'agit d'une expérience spirituelle, il ne m'appartient pas de l'évaluer. Je sais seulement qu'elle revêt de l'importance pour de nombreux étudiants, peut-être pour la majorité d'entre eux. Bien des années après un chantier, une jeune femme m'écrit : « Occasion pour moi de faire mémoire de ce qui m'a portée vers la vie. L'expérience vécue à travers "Inde-Espoir" en constitue un point fort. » Des élèves de Polytechnique, à l'heure de quitter l'Ecole, m'ont souvent dit que les semaines passées en Inde ont été le moment le plus important de leurs trois années. La confidence est forte, elle exige en retour de la pudeur.
Au moins puis-je témoigner que, pour certains, le chantier en Inde aura objectivement marqué une orientation, ne fût-ce que provisoire, de leur vie « Le chantier en Inde a constitué pour moi l'ouverture d'un chantier tellement gratifiant », écrit ce diplômé d'une grande école qui a consacré ensuite trois ans aux réfugiés d'Asie du sud, puis d'autres années, en France à une association d'aide aux chômeurs pour la création d'entreprise.. « Je travaille à financer la préservation de l'environnement mondial dans les pays en développement. Tout cela a commencé par un chantier en Inde », écrit un autre qui, depuis près de dix ans, assume des missions importantes dans les pays du Sud... Tel autre se consacre depuis quinze ans à l'action internationale contre la faim en Afrique... L'un ou l'autre a oeuvré au sein d'institutions internationales (banque mondiale etc.).
Il en est qui, à leur retour, prennent des responsabilités dans des associations socio-caritatives. D'autres apportent un soutien financier aux projets d'« Inde-Espoir », parfois dès leur premier salaire Certains, depuis, ont fait un chemin spirituel étonnant : « Nous étions partis pour construire des maisons pour des Indiens. Cette expérience a rouvert la maison de Dieu à une brebis égarée qui en avait bien besoin. » Un autre encore, dépourvu de toute formation religieuse a fait au dernier jour du chantier sa première communion.
Quelle parole leur est transmise au terme d'un chantier ? Si je me refuse à surdéterminer des engagements futurs, je ne leur ai jamais caché, cependant, que si cette expérience ne devait être qu'une parenthèse dans leur vie il aurait mieux valu ne pas partir. La rencontre des pauvres implique une responsabilité. Je ne sais laquelle. Chacun a sa vocation, unique Les manières d'être et d'agir, multiples et diverses au cours d'une existence, leur permettront de mettre en pratique le Testament de la charité. Chacun sait, dès lors, qu'il y a un risque, devant Dieu et devant les hommes, à avoir vu et à oublier.