"L'homme qui est sorti de sa terre découvre que l'acceptation de sa propre mort est la condition d'une vraie liberté; il renonce à laisser derrière lui d'autres traces que les pierres de son sacrifice. L'important est que d'autres existent après lui et non pas qu'ils soient ses propres descendants. Parce qu'il accepte la possibilité de ne plus être là -  et la mort est bien la forme complète de l'absence - il ouvre un espace qui permet aux autres d'exister à leur tour; parce qu'il sait partir, il laisse le champ libre.
C'est à la mesure de cette liberté-là, qui passe par le consentement à partir, qu'il peut être lui-même créatif, prendre à coeur ce qu'il fait et travailler au changement. La logique humaine n'a pas de catégorie pour dire cette manière d'être : enfermée dans le dualisme de situations opposées (avoir ou ne pas avoir, faire ou ne pas faire, être mort ou être vivant, etc.) elle laisse échapper le mode de la réconciliation des contraires : être quelque part en gardant la possibilité d'être ailleurs, "vivre avec" en restant capable de "vivre sans". Il me semble que Paul de Tarse ne dit pas autre chose lorsqu'il introduit, pour les chrétiens de l'Eglise de Corinthe, la catégorie du "comme si":
"Le temps est écourté. Désormais, que ceux qui ont une femme soient comme s'ils n'en avaient pas, ceux qui pleurent comme s'ils ne pleuraient pas, ceux qui se réjouissent comme s'ils ne se réjouissaient pas, ceux qui tirent profit de ce monde comme s'ils n'en profitaient pas vraiment. Car la figure de ce monde passe. (1 Co 7, 29-31)
Celui qui n'évacue pas la réalité d'un terme à sa vie invente dans son quotidien une liberté nouvelle. Au lieu de s'enfermer dans des situations particulières qu'il ne peut plus relativiser et qui le coupent des autres, il invente une autre manière d'être avec eux. La question n'est donc plus d'être ceci ou cela (pour un religieux, d'être pauvre, chaste  et obéissant) mais de garder en soi cette tension du "comme si"  qui part toujours d'une situation réelle aujourd'hui (ce que je possède, ceux avec qui je vis), mais lui ouvre une large brèche, la possibilité qu'il en soit autrement, l'éventualité de l'imprévu. Et cette brèche a la force de faire voler en éclats l'imaginaire des nostalgies et des rêves. Elle libère des culpabilités de ne pas être à la hauteur de sa tâche ou de sa volonté. La superstructure idéale s'est effondrée sans bruit : elle était en fil de fer. Les idoles majuscules ont disparu de l'alphabet, le P de pauvreté, le C de communauté, le A d'argent. 
Que reste-t-il ? Un espace intérieur qui permet la naissance de l'amour."

Ce qui remonte de l'ombre. Itinéraire d'un soignant.
René-Claude Baud, éditions Lessius, 2011, pp.19-20.