Des cercles d'interprétation et de compréhension qui vont s'élargissant à partir des données de base dont nous disposons, ainsi progresse le travail du médiéviste André Vauchez sur la « biographie historique et spirituelle » de Catherine de Sienne. Pour retracer ce parcours singulier, André Vauchez décrypte les textes de ses hagiographes (les dominicains Raymond de Capoue et Tommaso Caffarini), les œuvres de Catherine (Le dialogue, les Lettres, les Oraisons) et les différentes manières dont sa figure a été traitée ou maltraitée au cours des siècles suivants. Dans le but de faire reconnaître la sainteté de Catherine, Raymond de Capoue met l'accent sur les services qu'elle a rendus à l'Église alors que Tommaso Caffarini insiste sur sa vie mystique authentifiée par la réception des stigmates. Par ailleurs, l'un et l'autre ont cherché à « atténuer ce qu'il pouvait y avoir d'atypique dans son personnage ». Autant de raisons qui entraînent André Vauchez « à la recherche de Catherine » qu'il nous fait découvrir comme « une personnalité transgressive, sinon problématique pour des hommes et des femmes du XXIsiècle », si l'on se contente d'en rester à certaines images tirées de ses visions.

La force de ses écrits réside davantage dans le feu de l'oralité allumant son écriture que dans l'innovation spirituelle, théologique ou ecclésiologique. Encore convient-il de noter plusieurs inflexions originales pour son époque : l'Humanité entière est responsable de la souffrance du Christ, pas seulement les Juifs de son temps, par exemple. L'équilibre à trouver entre sa constitution naturelle et sa vie spirituelle ne va pas sans combats. Raymond de Capoue, son confesseur et biographe, note avec hardiesse : « Son corps n'aurait pas résisté [à ces tensions] s'il n'avait pas été cerclé par Dieu comme une barrique. » Une image que n'aurait sans doute pas reniée Catherine qui prônait, pour les hommes et pour les femmes, une existence « virile », c'est-à-dire « forte et réactive, à travers l'exercice des vertus et des dons de l'Esprit ». Si elle n'a jamais critiqué la division des fonctions sociales et ecclésiales selon les sexes, « elle a subverti du dedans les cloisonnements traditionnels » en devenant messagère de paix, ambassadrice, directrice des âmes et des consciences, autant de rôles typiquement masculins.

Le ton, souvent abrupt, sur lequel Catherine dénonce « l'odeur infecte du péché » qu'elle flaire chez le pape et les clercs traités de « chiens qui ne savent plus aboyer », se veut une invitation, laquelle résonne souvent comme une mise en demeure, à entrer dans un mouvement de réforme profitable pour eux et le peuple chrétien. Forte de cette mission reçue du Christ qui l'envoie vers le monde, elle réunit autour d'elle, avec l'actif soutien des dominicains et des augustiniens, une famille spirituelle de laïcs, femmes et hommes, appartenant à une certaine élite sociale. Sur le plan temporel, Catherine accumule les échecs : son rôle est marginal dans le retour du pape à Rome (contrairement à la légende), la croisade qu'elle appelait de ses vœux n'eut jamais lieu et la rivalité entre les deux papautés se prolonge. André Vauchez ne souscrit pas à ce qu'ont pratiqué des historiens avant lui : faire de Catherine une sainte intemporelle, « nettoyer » ses écrits de toute référence événementielle. Pour lui, on ne peut dissocier sa vie spirituelle de son engagement politico-religieux. Par ailleurs, il met en lumière son inscription dans le courant de ces « femmes laïques le plus souvent illettrées et recluses », telles Marie d'Oignies et Marguerite Porete, qui « marquèrent profondément la spiritualité et l'histoire de leur temps ». Catherine, tout en pratiquant la lecture et l'écriture (en dictant, le plus souvent, à des personnes de son entourage) se définissait comme un « écrivain illettré », c'est-à-dire, au sens médiéval, comme « une personne étrangère à la culture latine et donc au monde de la science et de la théologie ». Son désir : non pas « disserter doctement sur Dieu, mais dire l'ineffable aux hommes dans la langue qui est la leur ». Après sa mort, à 33 ans, viendra l'immense travail de transmission dont nous bénéficions encore aujourd'hui.