L'excès des pauvres
Les « pauvres » - on ne peut pas éviter cette épithète englobante - excèdent. Ils renvoient à un dépassement des normes et des mesures qui effraie, fascine et attire. Ils effraient comme une force possible de désagrégation du « nous » qui enracine l'homme dans son appartenance sociale ; ils nous attirent comme la promesse d'une autre rive où se vérifierait la constance d'un désir de vivre dès maintenant tourné vers l'origine, l'horizon et la fin, vers un Dieu sans devoir superflu autre qu'une loi d'amour et de liberté . S'il y a un « nous » délivré de mensonge, et plus vaste que tout égoïsme collectif, il vient de Dieu et y retourne.
« S’il n’est pas du pouvoir du riche ou du savant d’être à lui-même son origine, cela est donné à la pauvreté du coeur. Pour une jubilation à réveiller les morts. L’eau de cette jubilation est accessible partout. »

Entre images-paniques pétries de culpabilité et images iréniques faussées par l'angélisme, la porte est étroite qui laisse au « non-riche » le droit d'exister, de parler et d'être écouté, en bref, le droit de s'inscrire dans le champ de la vie et d'un « nous » d'échanges, d'exigences, de gratuité et de réciprocité.

Du local de la rue de Suez en 1988 à un ancien presbytère de Clichy-la-Garenne, de Bourg-Sainte Marie en octobre 1994 à Roôcourt-la-Côte depuis septembre 2012, entre ville et campagne, les lieux de vie et les expériences se multiplient par où toujours davantage ancrer l'accueil des SDF dans un compagnonnage simple et clair : se nourrir, contribuer aux dépenses de la vie commune, assurer les services de la maison. La vie commune donne lieu à l'élaboration d'une charte à laquelle chacun est appelé à prendre part. En voici les « mots-clés »  : «  choix, contributions, services, rythmes, alcool, gratuité, violence, réunions, manche, autorité. »
Enfin, chaque lieu est marqué par un visage et un nom propre qui l'habite de sa parole, de sa résistance, de ses retraits et de ses retours d'innocence : Jean-Pierre Fabiani à Clichy-la-Garenne, Jacques Poux à Bourg-Sainte-Marie, Joël Corcy trépané d'un accident de la route et portant toute sa vie les séquelles de ce cataclysme entre « humour, absence, lassitude et engagement brut dans le travail ».



Vérité de l'alliance et nouveauté de l'écriture :
Mieux que de se prétendre « la voix des sans-voix », Philippe Demeestère se présente dans cet ouvrage comme le porte-parole d'un silence donné en partage. Un silence qui peut bouleverser mais qui n'a rien de triste, un silence allégé de tout endettement à l'égard des avoirs et des valoirs, un silence à part de tous les étourdissements du pouvoir, un silence qui est celui de la poésie impromptue donnée en surabondance par tout ce qui marque le coeur de ne pas compter.

L'écriture de ce livre manifeste d'abord une liberté qui a partie liée au mystère qui l'inspire.
Mêler ses pas à ceux dont les empreintes s'effacent aux yeux des hommes ne laisse pas le langage indemne. On ne peut pas répéter un scénario; il est nécessaire que le style même de l'écriture laisse parler l'irrécupérable qui le hante. « Bienheureux les indéchiffrables ».
Il y a une pauvreté du non-lieu, de l'impossibilité à se voir accorder une identité soutenable, un lieu fixe, un chez-soi, une compétence, une profession, le confort et la complicité d'un réseau et d'une reconnaissance individuelle. Il y a une pauvreté qui fait face à la surabondance mais au coeur de la misère, on ne peut la nommer sans la mettre en péril, sans contrarier la vulnérabilité de sa flamme : elle ne peut exister qu'à l'état de promesse et vouloir la décrire au détriment de sa présence, c'est vouloir mettre la main sur elle et l'étouffer.
Face à des techniques sociales qui peuvent retirer au pauvre son visage singulier, et sa résistance inguérissable en le cantonnant dans une périphérie déguisant la vérité de sa mise à l'écart, ne demeure vraiment contre la malédiction des mots, des regards et des jugements qui séparent rien d'autre que la liberté inconditionnelle de la miséricorde, une semence inépuisable de joie :

« Comment définir celle-ci ?
Un lien qui se révèle entre insuffisance flagrante de toutes les pratiques vertueuses et trop-plein criant de responsabilité personnelle dans tous les coups de vice. Comme un socle sur lequel nous nous retrouvons organiquement associés. En deçà de ce qui divise et sépare, de ce qui se révèle incapable de réunir et de garder ensemble, il y a une appartenance mutuelle commune à laquelle consentir, dans laquelle reposer et renaître. Lorsque tout avait été dit de ce qui devait ou ne devait pas l’être, lorsque tout avait été dit ce qui devait ou ne devait pas être fait, ce mélange bienheureux demandait simplement à être reçu pour lui-même, sous la forme où il s’offrait. Il unissait dans un même labeur celui qui construisait et celui qui sabotait
. »

Claude Tuduri, sj