L’activité du Service jésuite des réfugiés (JRS : Jesuit Refugee Service) ne peut se comprendre sans commencer par ce qui f reste premier : un élan du coeur. Il en fut ainsi pour le Père Pedro Arrupe en 1979. Il l'évoqua lui-même un an après : « Au temps de Noël l'an dernier, saisi et bouleversé par le sort pitoyable de milliers de "Réfugiés de la mer" et autres réfugiés, je crus de mon devoir d'envoyer un message télégraphique à quelques vingt Supérieurs majeurs en différentes parties du monde. Je partageai mon souci avec eux, et leur demandai ce que la Compagnie entière et eux-mêmes dans leur propre pays pourraient faire pour soulager au moins un peu cette tragique misère. Leur réponse fut magnifique. » A cette détresse des « boat-people » vietnamiens, combien d'autres ne sont-elles pas venues s'ajouter ? En Asie, puis en Afrique... Il n'est finalement pas une partie du monde où ne se présentent des hommes, des femmes, des enfants en quête de secours et d'un asile.
Pas un membre du JRS qui ne garde à l'esprit cette situation dramatique. Amaya Valcàrcel, du bureau international, se remémore cette scène qui évoque pour elle l'image biblique de la maison battue par la tempête :
 
« Les réfugiés n'ont pas habituellement de maison sûre. Leurs maisons sont en matériau fragile et construite sur un sol sablonneux. Quelle menace pour elles que le vent et la pluie ! Je me souviens d'avril 1996 au camp de Kakuma (nord du Kenya), comment de fortes pluies balayèrent plusieurs maisons et les débordements de la rivière démolirent toute une zone du camp. L'image d'Ali, qui venait de Somalie, criant et réclamant auprès des agences une pièce de plastique bleu, s'est imprimée dans mon esprit. Ce plastique empêcha la pluie de tomber dans sa maison faite de boue et de branches avec un toit de feuilles de palmier séchées. Avec juste un morceau de plastique, cette famille pouvait vivre dans une certaine dignité. »
 

La présence sur le terrain


La présence des membres du JRS sur le terrain, où qu'ils soient, commence par un accompagnement qui suppose d'« être avec » ces réfugiés. L'action qui suivra ne sera adéquate et n'aura de sens, pour les uns comme pour les autres, que dans la continuité de cette présence. Présence certes pas inactive (distribution de vivres, scolarisation des enfants, organisation d'activités pour les adultes), mais sur le fond d'un accompagnement qui prend le temps de respecter et d'écouter :
 
« A Negage, en Angola, les conditions dans lesquelles vivent les gens sont désespérées, rapporte Joe Hampson, responsable de la région d'Afrique australe. Ils ont été logés dans des maisons en mine et des magasins en ville, et le PAM essaie d'engager des partenaires locaux, y compris le JRS, dans la distribution de vivres. Les estimations actuelles vont au-delà de 20 000 personnes déplacées dans la ville. Après avoir examiné la situation, le JRS a décidé d'établir une école pour les déplacés de Kangola arrivés en ville à la fin de l'année passée. L'école est destinée aux 330 élèves de l'école primaire de l'Aldeia Missao, et elle semble bien fonctionner, malgré les difficultés énormes que tout le monde éprouve là-bas. Elle sert aussi de centre d'alimentation pour les enfants ; elle est encore un centre d'alphabétisation et un atelier d'apprentissage de la couture pour adultes. La Maison du JRS accueille, quant à elle, un centre d'apprentissage de la menuiserie pour les garçons. Beaucoup reste encore à faire » (octobre 1999).
Pour caractériser la mission du JRS, trois verbes ont été mis en exergue par le décret intitulé « Notre mission et la justice » de la 34' congrégation générale des jésuites : « Le Service jésuite des réfugiés accompagne un grand nombre de ces frères et soeurs, les servant en compagnons et plaidant leur cause dans un monde qui n'en a cure. »

• Accompagner. Le réfugié est d'abord une victime, un rejeté. Privé de toute attache, celle du sol, celle de sa parenté (les membres d'une même famille sont souvent dispersés, quand ils ne sont pas morts), celle de ses biens (dans l'urgence, il a à peine emporté l'essentiel), il est à la- merci du quotidien, totalement dépendant et vulnérable. L'accompagnement signifie d'abord qu'on le reconnaît comme personne. Etre aux côtés de cette humanité meurtrie, c'est d'abord chercher à répondre au strict appel de la charité.

• Servir.
Il s'agit d'un service multiforme Devant les situations d'urgence, la réponse qui s'impose est de participer aux interventions humanitaires. Des membres du JRS se sont ainsi trouvés parmi les premiers prêts à accueillir en Albanie les réfugiés venant du Kosovo. Mais, tout en travaillant souvent dans l'urgence, le JRS cherche à préparer les voies qui ouvrent sur un avenir libéré de la dépendance. Les activités éducatives (école, alphabétisation, ateliers) permettent de créer un espace plus ouvert. Jeunes et adultes des deux sexes se mettent à envisager un avenir. Pierre Girardier, volontaire pendant deux ans à Sarajevo, précise bien ce travail à deux niveaux, dans le cadre de l'aide aux victimes de mines :
 
« En parallèle avec nos composantes médicales et matérielles à court terme (un enfant doit changer de prothèse tous les six mois), nous cherchons à établir un autre type de dynamique dans le long terme. Durant les derniers mois, nous avons ainsi développé une composante psychosociale et occupationnelle, en collaboration avec l'organisation Handicap International. Actuellement, nous portons notre effort sur le démarrage de la composante légale, permettant en outre d'informer les victimes de leurs droits à une aide médicale et sociale.
Comme il est difficile de garder un équilibre entre ces deux dynamiques ! Et pourtant, c'est bien en relativisant la place de l'urgence dans notre comportement que nous pourrons prendre le recul nécessaire pour planifier des actions qui rendront aux victimes leur autonomie par rapport aux organisations internationales » (décembre 1998).

• Plaider la cause. C'est le troisième volet de la mission du JRS, prolongement logique des activités d'accompagnement et de service. Car, seuls, les réfugiés n'ont guère de chance d'eue entendus. Dès que s'estompent les aspects les plus médiatiques d'une crise, le rideau tombe, l'opinion publique aussi bien que les responsables politiques se tournent vers d'autres questions. Il faut donc continuer de diffuser des informations sur les conditions de vie des réfugiés et faire partager le souci de la défense de leurs droits.
La présence effective du JRS dans une quarantaine de pays et sa reconnaissance dans des instances internationales lui permettent de participer à différentes actions. Organisation internationale reconnue (ONG) à Genève (auprès du Haut commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés) et à Bruxelles (auprès de l'Union Européenne), le JRS appelle à la solidarité internationale, participe aux campagnes contre l'emploi des mines anti-personnelles et le recrutement d'enfants- soldats ; il soutient aussi les efforts d'autres organisations pour que soit respecté le droit d'asile, alors que les frontières des pays d'accueil, celles de l'Europe notamment, tendent à se fermer.
 

Chercher les causes


Dans l'encyclique majeure de son enseignement social, Sollicitudo rei socialis (1987), Jean-Paul II relève « la tragédie de ces multitudes [qui] se reflète sur le visage défait des hommes, des femmes et des enfants qui, dans un monde divisé et devenu inhospitalier, n'arrivent plus à trouver un foyer ». Il y voit la « plaie typique et révélatrice des déséquilibres et des conflits du monde contemporain ».
Pourquoi ce véritable chancre sur la face du monde aujourd'hui ? Près de 50 millions de réfugiés et de déplacés de force ! C'est l'interpellation des réfugiés eux-mêmes. Un des aspects du déséquilibre mondial est le saisissant contraste entre deux mondes. D'un côté, grâce à l'emploi grandissant de nouvelles techniques, les communications et les échanges entre les hommes s'intensifient ; de l'autre, l'activité principale consiste à survivre, alors même que le nombre des conflits va croissant avec l'exacerbation des références ethniques et identitaires. En travaillant pour et avec les réfugiés, les jésuites se donnent non seulement pour tâche de les accompagner, servir, et de plaider leur cause, mais ils sont aussi amenés à réfléchir avec d'autres aux raisons qui contraignent tant de personnes à l'errance.
En 1990, dans une lettre écrite à toute la Compagnie de Jésus, le Père Kolvenbach relevait ce que ressentaient les membres du JRS sur le terrain : la nécessité d'aller au-delà du service immédiat pour « cher- cher les causes fondamentales qui obligent les gens à s'expatrier (...), approfondir la connaissance de cette grave tragédie humaine d*e notre temps à tous les niveaux de la vie publique ». Cet apostolat complexe ne peut se limiter à la seule assistance. Il est partie intégrante d'un apostolat social qui situe tout homme, et particulièrement le pauvre et l'affligé, dans le cadre aussi bien local qu'universel de son existence. Car la mondialisation exerce ses effets, tant pour attiser un conflit que pour le contenir ou agir sur ses conséquences.
 

Travailler à la réconciliation


Le regard en arrière provoqué par le passage du millénaire a abouti à un constat en demi-teinte. L'humanité a sans nul doute progressé en bien des domaines, mais le bilan du siècle passé ne peut effacer la mémoire de trop d'horreurs. L'intolérance raciale et culturelle peut être désignée comme un des poisons les plus virulents dont l'humanité souffre encore. Le phénomène des réfugiés et son inquiétante progression ne sont pas sans lien avec ce mal tenace. Comment réagir ? Comment résister ? Il n'est pas surprenant qu'au mois de septembre dernier, trois mois avant l'ouverture du Jubilé, le pape ait recommandé la prière pour les réfugiés. Et combien significatif est le fruit le plus important à demander et à recevoir de ce temps jubilaire : la réconciliation (Tertio millenio adveniente, 14) ! Ce point focal de tous les efforts est essentiel. Le Père Kolvenbach le rappelait encore cette année aux principaux responsables du JRS réunis à Rome : « En tant que religieux, nous pouvons, par le simple fait de vivre ensemble, montrer le chemin de la réconciliation et ce qu'il est possible de vivre en Christ. Au Rwanda, la cohabitation de jésuites tutsis et hutus, même si ce n'est pas toujours facile, est un signe d'espérance (...) Au Kosovo, le défi est le suivant : comment amener Serbes et Kosovars à vivre ensemble après ce qui s'est passé ? »
Combat de David contre Goliath ! Pouvons-nous être à la hauteur d'un tel défi ? En termes de combat il est clair que les critères d'évaluation doivent être purifiés, totalement transformés même. Un axe central dans l'action du JRS, et qui s'enracine dans la tradition pédagogique des jésuites, est de permettre aux réfugiés de réagir face à leur situation. Processus souvent lent, tant ont été fortes les épreuves traversées, mais qui, à long terme, vise l'autonomie retrouvée Ensuite pourront peut-être s'amorcer quelques tentatives de réconciliation... Ce témoignage on comprend qu'il soit d'abord attendu des communautés religieuses au Rwanda, au Kosovo ou au Timor, afin que ladynamique de l'Esprit opère et que, sous son impulsion, des hommes et des femmes produisent ces fruits qui sont « amour, joie, paix, patience, bonté » (Ga 5,22-23).
 

Un dispositif souple et diversifié


Depuis vingt ans, les situations d'urgence se sont éparpillées dans le monde. Le JRS n'a pu rester sourd à l'accroissement des signaux de détresse donnés par les réfugiés de par le monde : sa présence sur le terrain s'est accrue et diversifiée, tout en continuant d'agir au niveau international. Il s'est doté des moyens de communication modernes. Son dispositif organisationnel et sa participation à des réseaux divers cherchent à le mettre à la hauteur du défi qu'il affronte. Le JRS reste toutefois une organisation de taille moyenne : 468 membres (351 à plein temps, dont 61 jésuites) travaillant dans 40 pays et représenté dans 20 autres. Les laïcs, nombreux à participer à son action, sont en majorité originaires des régions où se déroulent les événements. C'est un atout de plus pour insuffler une espérance au sein des populations traumatisées, en posant les premiers jalons d'une réponse de l'Eglise locale. Mais, dans les cas de grande urgence, les équipes présentent un visage plus international.
Les conditions d'engagement sont exigeantes : une durée de deux ans, l'aptitude à travailler en équipe, l'acceptation d'un style de vie simple l'adhésion aux références chrétiennes du JRS. Leur efficacité se manifeste dans les tâches d'organisation et d'administration, de soins, d'éducation ou de formation... La caractéristique principale du JRS est qu'il est étroitement lié à l'ordre des jésuites et guidé par des critères ignatiens. La Charte que le Père général s'apprête à promulguer pour le vingtième anniversaire du JRS l'indique clairement :
 
« La mission du JRS est intimement liée à la mission de la Compagnie de Jésus, à savoir le service de la foi et la promotion de la justice du Royaume de Dieu, en dialogue avec les cultures et les religions. Comme l'écrivait un des premiers compagnons de saint Ignace de Loyola : "La Compagnie se soucie des personnes complètement délaissées ou de celles dont on ne s'occupe pas assez. Voilà la raison fondamentale pour laquelle la Compagnie a été fondée ; c'est là sa force ; c'est sa marque distinctive dans l'Eglise" (Jérôme Nadal). Saint Ignace a personnellement donné asile aux sans-abri de Rome et créé des organisations pour continuer ces services. Et beaucoup de ses disciples ont répondu après lui aux besoins sociaux pressants de leur époque. »

Un fonctionnaire international définissait un jour les membres du JRS de « missiles non téléguidés » (« unguided missiles »). L'image traduit quelque chose de juste. Ce corps a de la souplesse pour répondre aux urgences. Là où il dure, il s'investit dans des activités qui engagent le plus possible les réfugiés, afin de leur permettre de prendre une décision soit de retour, soit d'installation ailleurs. Il cherche souvent à partager ses programmes d'action avec d'autres organisations, les Caritas locales notamment. Il intervient avec obstination auprès des réfugiés que l'on oublie, ceux du Sud-Soudan, les Bouthanais au Népal, les détenus de toute nationalité en Thaïlande, parmi lesquels des Vietnamiens oubliés depuis 17 ans. Pour des populations chrétiennes, ainsi que pour des membres d'autres ONG sur le terrain, il n'hésite pas à intégrer un volet pastoral à son action.
La vie même des équipes du JRS innove quelque peu. Religieux, religieuses et laïcs font le même travail, subissent le même harassement. Dans les pauses, ils se retrouvent pour préciser leur action et en exprimer le sens. Certaines équipes ont évolué et se sont transformées en petites et ferventes communautés de foi, dont les membres vivent leur engagement comme l'expression de leur vocation de disciples du Christ — dimension de foi qui signe le travail du JRS.

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Dans notre monde plein de craquelures où germe l'ivraie comme le bon grain, la situation des réfugiés et des déplacés de force est particulièrement provocante. Quand elle se trouve sous les feux des médias, la mobilisation est grande, mais c'est dans la durée que de telles déchirures peuvent se fermer. Elles réclament aussi la mise en place d'un dispositif d'alerte et d'analyse qui permette d'en saisir les causes. Les membres du Service jésuite des réfugiés vivent comme un don leur participation à cette action, car c'est au niveau de la foi que ce travail peut finalement se comprendre : contribuer à ce que se réalise dans les pauvres et grâce à eux la béatitude promise par le Christ.