Quiétisme » : gageons que, même parmi les lecteurs de Christus, plus d'un devrait aujourd'hui recourir au dictionnaire pour élucider ce qu'évoque ce mot. Sa forme le rapproche d'« inquiétude », qui fournit son thème à ce cahier. Elle évoque plus précisément son contraire : « quiétude ». Le terme sent la naphtaline. De quelle théorie désuète peut-il bien s'agir ? De vagues souvenirs de lycée s'agitent au fond de la mémoire des plus anciens, souvenirs de l'époque révolue où le siècle de Louis XIV occupait encore une bonne partie des programmes scolaires. Voyons : Fénelon, Bossuet, Madame Guyon... Vous y êtes ! La « querelle du quiétisme », cette polémique entre deux évêques qui, sur la fin du siècle, avait passionné l'opinion publique et d'abord la Cour, jusqu'à ce qu'un Bref papal la déclare close en condamnant Fénelon. Une de ces fameuses « querelles » dont le XVIIe siècle français a eu le secret, au même titre que la « querelle du " car " », celle du Cid, ou celle encore dite « des Anciens et des Modernes »... Mais, cette fois-ci, redoutable polémique théologico-politique, comparable, par ses conséquences, à l'incendie allumé par les Provinciales autour du jansénisme : une querelle où, aux enjeux théologiques et spirituels les plus élevés, s'étaient mêlés de puissants intérêts politiques et de sordides rivalités personnelles. C'est dire que la violence et l'habileté avaient plus de chances de l'emporter que le souci de la vérité. En effet, on le sait aujourd'hui, ce n'est pas Innocent XII, c'est Louis XTV qui a condamné Fénelon.
 

Enjeux d'une condamnation


Les enjeux de la crise quiétiste, pourtant, étaient d'abord purement religieux. Dans le débat entre Fénelon et Bossuet, c'est l'avenir de la tradition mystique dans l'Eglise catholique, on s'en aperçoit maintenant, qui se jouait. Fénelon s'était fait le champion de cette tradition. Sa condamnation a porté un coup d'arrêt définitif, non à la vie mystique en France (car, dans les temps qui ont suivi, il y a toujours eu des âmes éprises de la recherche de l'Absolu et profondément unies à Dieu), mais à l'expression publique, et d'abord à la diffusion par l'imprimé de ces préoccupations qualifiées jusqu'alors de mystiques. Au tournant du siècle des Lumières, le mot « mystique », sous sa forme adjective aussi bien que substantive, disparaît de la littérature religieuse catholique. Pour évoquer la vie spirituelle, il ne sera plus question désormais que de « dévotion » ou de « piété », avant qu'au XX' siècle, entre les deux guerres mondiales, le mot « spiritualité » ne prenne la relève. Le Bref Cum alias, en la dernière année du XVIIe siècle, avait sonné le glas de la littérature mystique dans l'Eglise catholique.
Entendons-nous bien : la littérature spirituelle, dans les siècles suivants, restera un secteur florissant de l'édition française. Mais ces ouvrages dits « de piété », ceux du P. Grou, de Mgr Gay, du P. de Caussade, pour citer des best-sellers qui invitent à une spiritualité de l'abandon, ne font que monnayer en les édulcorant les écrits des maîtres qui s'étaient jadis aventurés sur des chemins inconnus et avaient tâché de rendre compte de leur expérience de l'ineffable : Clément d'Alexandrie, Hadewijch d'Anvers, Maître Eckhart, Ruusbroec, Tauler, Suso, Catherine de Sienne, Thérèse d'Avila, lean de la Croix, pour ne citer que quelques-uns de ces « saints », c'est-à-dire de ces mystiques, dont Fénelon ne prétendait que reprendre et justifier les affirmations dans son Explication des maximes des saints sur la vie intérieure. Ces témoins de la mystique, de l'expression de l'expérience mystique, n'auront plus désormais de successeurs, seulement de pâles épigones : ce ne sont pas ces derniers que nous lisons, lorsque nous voulons boire à la source. Ce n'est pas sans raison que l'historien de la spiritualité Louis Cognet a intitulé l'ouvrage qu'il a consacré, en 1958, au conflit Bossuet-Fénelon : Le crépuscule des mystiques.
Aujourd'hui, le regain d'intérêt pour la mystique l'engouement, si superficiel qu'il soit parfois, pour des auteurs jadis condamnés (Madame Guyon, bien sûr, à laquelle Françoise Mallet-Joris a consacré un beau livre, mais aussi Surin, Malaval, Molinos) invitent à rouvrir le dossier 1. Celui-ci est fort épais et complexe Les questions soulevées sont immenses. Les travaux des historiens au cours des dernières décennies ont modifié les perspectives traditionnelles 2. On s'en tiendra, dans les limites de ces pages, à des généralités que l'on voudrait suggestives pour les lecteurs d'une revue de spiritualité.
 

Chefs d'accusation


La condamnation de Fénelon et la polémique qui en fut la cause n'éclatèrent pas comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Tout au long du XVII' siècle, on assiste, en Europe, à la montée progressive d'un anti-mysticisme Le quiétisme n'est que le nom donné alors au mysticisme, dont les manifestations individuelles et collectives deviennent insupportables et sont partout durement réprimées par l'Eglise comme par les Etats, hantés par le souci prioritaire de l'« ordre » à faire régner. Le mot « quiétisme » est officiellement employé pour la première fois par l'évêque de Naples, Caracciolo, dénonçant en 1682 « ceux qui se disent quiétistes ». Ils sont nombreux, en effet, en cette seconde moitié du XVIIe siècle, les groupes et les individus « spirituels » qui, en Italie comme en Espagne et en France, s'attirent les soupçons et parfois les condamnations des autorités, sans qu'en général leur hétérodoxie ou leurs déviances morales soient aujourd'hui prouvées.
Les chefs d'accusation sont, indéfiniment répétés, ceux qui avaient été portés, au long du Moyen Age, contre les Beghards, les Frères du Libre Esprit (les fratieelli du Nom de la Rose !) ou les alumbrados, bref les illuminés ou prétendus tels : prôner une union de l'âme à Dieu si étroite que rien ne puisse troubler sa paix, sa « quiétude » (celle-ci est d'ailleurs déclarée telle qu'il est impossible à cette âme de commander quoi que ce soit à son esprit comme à son corps) ; disqualifier la méditation ou la prière articulée (« vocale ») au profit de la « contemplation » ou d'une oraison « affective », de « quiétude », de « silence » ; dévaloriser les images saintes et les sacramentaux, jugés « charnels » ; déclarer qu'il ne faut pas résister aux tentations ni s'inquiéter des fautes apparentes, sous prétexte que ce sont autant d'« épreuves » envoyées par Dieu pour purifier l'âme et lui faire perdre les derniers restes d'estime de soi ; et, presque toujours, s'adonner, sous couvert de dévotion, à la débauche.
Le caractère traditionnel, stéréotypé, de ces accusations (certaines avaient déjà été portées, au XTV' siècle, contre Maître Eckhart !) incite à s'interroger sur leur bien-fondé. Il n'est pas toujours possible aux historiens de le vérifier. En effet, l'existence et les caractéristiques de ces pratiques déviantes ne nous sont en général accessibles que par les réquisitoires et les conclusions des autorités judiciaires, ecclésiastiques ou civiles. Or il est bien connu qu'en matière d'orthodoxie et d'orthopraxie il est toujours possible de trouver ce que l'on traque. Nombre d'indices invitent à penser que le « quiétisme » peut n'avoir été qu'un être de raison, ayant eu plus de consistance dans la tête de ceux qui le condamnent que dans la réalité — révélateur en tout cas des obsessions d'une époque. Il semble bien qu'il en ait été ainsi dans le cas du « quiétiste » le plus célèbre celui dont la cause cristallisa nombre des fantasmes du grand siècle : Michel Molinos.
 

L'affaire Molinos


Ce prêtre espagnol (à ne pas confondre avec le « casuiste » jésuite Molina, cible des jansénistes !) exerçait à Rome depuis de longues années le ministère de la direction de conscience, lorsqu'il fut brusquement arrêté et mis au secret par le Saint-Office (1685). L'émotion fut considérable, à la hauteur de sa réputation. L'instruction de sa cause dura deux ans. Son livre la Guia espiritual  (1675), qui avait connu un immense succès, ainsi que sa correspondance (réelle ou fabriquée : le procès fait état de dix mille lettres !), furent passés au crible. On recueillit force dénonciations et accusations. On synthétisa le tout en 236 propositions ayant trait à la passivité, à l'oraison de quiétude, à l'exclusion de la méditation, aux violences du démon et à l'immoralité de l'inculpé. Une réduction supplémentaire.aboutit à 68 propositions finales. Molinos reconnut tout ce qu'on voulut. Le 13 septembre 1687, il fut extrait de son cachot pour abjurer publiquement lesdites propositions. Il y retourna pour y mourir neuf ans plus tard, oublié de tous et ayant fait l'admiration de ses codétenus par sa résignation, son courage et son humilité.
Le 20 novembre 1687 était promulguée la Bulle Coelestis Pastor, qui reprend les 68 propositions condamnées. C'est sur ce document que se fonderont les accusations de « quiétisme » qui foisonneront jusqu'à la fin du siècle, notamment celles portées contre Madame Guyon et Fénelon. A ce titre, la Bulle peut être considérée, selon l'expression de Jacques Le Brun, comme la vulgate de l'anti-quiétisme Elle fournit une fine description de la spiritualité qu'elle condamne sous lé nom de quiétisme Elle dénonce le « ne rien faire » comme voie privilégiée de l'union à Dieu. Cette « voie intérieure », « voie unique », passe en effet par l'« annihilation des puissances » (c'est-àdire des trois grandes facultés de l'âme que sont, dans l'anthropologie ancienne, la mémoire l'intellect et la volonté — volonté entendue surtout comme capacité de désirer et d'aimer). Il convient, dans cette voie, de « faire le vide » : n'avoir ni connaissance, ni souvenir de Dieu, ni de soi, ni de rien propre ni images, ni figures, ni concepts, ni exercice de la raison et de l'intellect.
Sont donc considérés comme des fautes ou des imperfections tout désir, toute demande, tout regret exprimés à Dieu. En effet, une demande ou une action de grâce, par exemple relèverait de la volonté propre, de l'amour-propre — c'est-à-dire de l'importance accordée au soi ; elle impliquerait une forme de retour sur soi, de « réflexion », comme disait le discours mystique. On voit par là que ce sont moins les « actes » en eux-mêmes qui constituent, pour les « quiétistes », une imperfection ou un défaut que le retour sur ces actes. Il en va de même sur le plan de la sensibilité. Pour les « quiétistes », Dieu n'est pas dans la dévotion sensible. Bien plus, tout le sensible que nous expérimentons dans la vie spirituelle est abominable sale et immonde. Ainsi, loin d'être des imperfections, le dégoût, l'ennui, la froideur, l'absence de ferveur sont au contraire des signes de ce que l'amour-propre (c'est-à-dire la recherche de soi) est en passe d'être « purgé ».
La Bulle condamne enfin les conséquences pratiques qui se déduisent de ces principes : « dépassement » des prières, impossibilité de réciter le Notre Père ou de se confesser, refus d'actes d'amour envers la Vierge Marie ou l'humanité du Christ, acceptation des pensées impures, négligence dans l'exercice des vertus, refus des demandes ou actions de grâce, non-résistance aux tentations, rejet des mortifications, pratique d'actus carnales qui ne sont pas considérés comme péchés, contestation ou mépris de l'Eglise institutionnelle ou de ses représentants, conviction que Vhomo rudis (le simple) a plus de disposition à la contemplation que le théologien...
Ces accusations, dans le cas de Molinos, étaient-elles fondées ? L'un des meilleurs spécialistes contemporains de l'affaire E. Pacho, estime que « le corps des thèses condamnées frise l'absurde et le délire mental ». Il est en réalité difficile de considérer que ces thèses correspondent à une interprétation exacte des textes publiés de Molinos, de la Guia en particulier. Quoi qu'il en soit peu d'historiens partagent aujourd'hui le jugement du P. Dudon qui estimait encore, après la première guerre mondiale, que Molinos méritait d'être condamné. Il n'en demeure pas moins que celui-ci n'était vraisemblablement pas au-dessus de toute critique. Il est possible que, lors du procès, on ait relu la Guia à la lumière de lettres et de déclarations orales probablement maladroites et qu'on ait projeté sur cet écrit, en soi innocent, le contenu de ces lettres et déclarations. Certaines de ses affirmations trop générales ou imprécises ont pu alors être interprétées dans un sens défavorable, alors qu'elles ne veulent que reprendre bien souvent la doctrine de Jean de la Croix, de Thérèse d'Avila ou de François de Sales !
Molinos peut laisser entendre, notamment que l'état habituel de contemplation, sous la forme de la plus haute union à Dieu, communément appelé « état passif », peut être le fruit d'un acte de recueillement intérieur, une fois pour toutes. Il écrit par exemple qu'on doit se rendre à l'exercice de l'oraison en faisant un acte de foi et en restant ensuite « en saint repos, dans la quiétude, le silence et la tranquillité, faisant en sorte de prolonger tout le jour, toute l'année et toute la vie ce premier acte de contemplation, de foi et d'amour ». L'affirmation, exagérée, attribue à l'acte-clé une importance excessive, alors qu'il s'agit de la permanence non de l'acte comme tel, mais de sa virtualité comme désir ou intention. De façon habituelle, il apparaît aux commentateurs que Molinos s'est risqué, en traitant des plus hauts états mystiques, sur un terrain dont il n'a manifestement pas l'expérience personnelle et dont il avait d'ailleurs déclaré, au début de son livre, qu'il n'en parlerait pas. En croyant reprendre l'enseignement de Jean de la Croix sur la nuit obscure, ou celui de saint Bonaventure, qu'il plagie sans le dire, il caricature ses sources. Plutôt qu'un Tartuffe, il faut sans doute voir en lui, avec Pacho, un grand naïf, dont les malheurs s'expliquent probablement par les jalousies qu'il avait suscitées.
 

Fénelon et Madame Guyon


Infiniment plus complexe est le dossier de l'« affaire Fénelon ». On ne peut en donner ici qu'un aperçu. Les protagonistes sont, à la différence de Molinos, deux personnalités de premier plan. D'une part, Jacques-Bénigne Bossuet, ancien prédicateur de la Cour et le plus puissant orateur sacré qu'ait jamais eu la fille aînée de l'Eglise II a été précepteur du Dauphin. Devenu évêque de Meaux, il a fait siens les intérêts de l'Eglise de France et ceux du Roi ; intérêts qui, à ses yeux, coïncident toujours : champion du gallicanisme, donc. En face de lui, l'abbé de Fénelon. De vingt-quatre ans son cadet, son disciple et son poulain est devenu fils rebelle. Astre montant du clergé français, précepteur du fils du Dauphin (le jeune duc de Bourgogne destiné à succéder à son grand-père Louis XTV), familier et parfois directeur de conscience de ceux qui, à la Cour, se préoccupent de leur âme (quelques ducs et duchesses, à commencer par l'épouse du Roi, Madame de Maintenon), il a fait, en 1688, une rencontre décisive.
Lorsque Fénelon fit la connaissance de Jeanne Guyon chez la duchesse de Béthune, rien ne laissait supposer qu'ils allaient former un de ces couples qui font date dans l'histoire de la spiritualité, comme François de Sales et Jeanne de Chantai. Cette vieille concierge de Saint-Simon, qui raconte les événements cinquante ans plus tard, écrit que, dès qu'ils se virent ils se plurent. Et il ajoute dans sa langue savoureuse : « Leur sublime s'amalgama. » La réalité fut tout autre. Fénelon avait bien des raisons de se tenir à distance de Madame Guyon. Cette veuve venait d'arriver à Paris précédée d'une réputation d'agitatrice, sinon d'agitée spirituelle, qu'elle s'était acquise en Savoie et en Dauphiné. Mystique, elle se mêlait de direction spirituelle, avait publié un ouvrage intitulé Le moyen court et très facile pour l'oraison, qui avait été condamné l'année précédente par l'évêque de Genève. Pour couronner le tout, elle sortait de prison ecclésiastique : elle venait de passer huit mois au couvent de la Visitation du Faubourg Saint- Antoine, sur ordre de l'archevêque de Paris. Elle n'avait vraiment pas grand-chose pour plaire à Fénelon. De mauvaises langues ont parlé de sa beauté physique. En réalité, à 41 ans (trois ans de plus que Fénelon), son corps était déformé par les maternités et, surtout, son visage avait été ravagé par la petite vérole.
Jeanne Bouvier de la Motte, fort bien apparentée, avait passé son enfance dans un couvent de religieuses, dès l'âge de 4 ans. Très jeune, elle mène une vie d'oraison et de mortification hors du commun. Mariée à 16 ans à Jacques Guyon du Chesnoy, fort riche lui aussi, mais beaucoup plus âgé qu'elle et fort grincheux, elle avait eu sept enfants, dont deux seulement survécurent. Veuve de bonne heure elle put développer librement son goût pour l'oraison et l'animation spirituelle. C'est cette femme, surprenante mais rayonnante, qui mit Fénelon sur le chemin de la liberté intérieure.
Ce qui impressionna Fénelon, et bien d'autres, ce fut, au-delà de certaines bizarreries de sa personnalité, l'extraordinaire dynamisme, la vitalité, la superbe liberté dont témoignaient sa personne et sa vie. Aucun retour sur soi. Cette femme était un évangile vivant. Elle dépeint, dans ses écrits et surtout dans ses propos, l'envers psychologique de la vie spirituelle. Elle parle d'expérience. C'est le registre qui fascine Fénelon. Dans le débat qui va l'opposer à Bossuet, ce sera toujours sur le terrain de l'expérience mystique qu'il se situera, alors que ses adversaires se situeront en général sur le terrain purement théologique ou philosophique — logique. L'idéal de Madame Guyon est extatique : elle appelle à la perte, à la sortie de soi, pas nécessairement à l'extase comme phénomène physique. Elle aime à s'éprouver perdue et anéantie en Dieu, jusqu'à ne plus se soucier de son salut, et elle aime en parler.
 

La « querelle »


C'est à Saint-Cyr, cette maison d'éducation pour jeunes filles dirigée par Madame de Maintenon, que la crise s'est amorcée, à partir de conflits de personnes sur lesquels les historiens ne voient pas parfaitement clair. Il se peut que, comme Molinos, Madame Guyon ait été victime de son succès et de ses maladresses.
Pour faire bref : soupçonnée de « quiétisme », Madame Guyon s'en remet candidement au jugement de Bossuet, puis d'un tribunal ecclé- siastique composé de Bossuet, de l'évêque Noailles et de M. Tronson, ex-supérieur de Saint-Sulpice. Fénelon sera son avocat. Il sait que Bossuet n'a encore lu ni François de Sales, ni Jean de la Croix, ni aucun mystique. Les « entretiens d'Issy » s'étaleront sur six mois, de l'été 1694 à mars 1695. Les commissaires examinent écrits et déclarations de Madame Guyon, à la lumière de Coelestis Pastor. Pour sa défense, Fénelon opérera, au cours des débats et par la suite, un important déplacement de problématique. Pour caractériser les plus hauts états d'union à Dieu, il cherchera moins à justifier une doctrine de l'« acte passif », doctrine jugée contradictoire par ses adversaires (qui ne la comprennent pas ou font comme s'ils ne la comprenaient pas), qu'une doctrine de l'amour purement désintéressé : le « pur amour ». Quand l'homme commence à aimer Dieu, explique-t-il, cet amour est d'abord fortement intéressé. Il est désir de bonheur, « propriétaire ». L'action de la grâce consiste à dépouiller progressivement cet amour de sa « mercenarité » spontanée. Puisque Dieu est amour pur, plus l'âme se conforme à Dieu par la mort à elle-même, par l'union à sa volonté, par l'abandon, plus elle s'habitue à aimer Dieu non pour ses dons, non pour les consolations qu'il donne, mais pour lui-même. Cet amour devient de moins en moins intéressé. L'amour de Dieu, en nous, se substitue à notre amour naturel. On n'agit plus. On est agi : Dieu agit en nous, par nous. On ne peut plus vouloir que ce que Dieu veut. L'« état passif », l'état de « contemplation », comme dit la tradition, consiste en cette parfaite désappropriation de soi.
En outre précise Fénelon, l'état passif, l'état d'amour pur, n'est pas un état miraculeux, très exceptionnel, comme l'affirme Bossuet avec les adversaires de la mystique. Il n'y a pas de seuil qualitatif radical entre les états « ordinaires » et l'état passif. Celui-ci est simplement « un état d'amour si purifié qu'il n'admet plus que la conformité à la chose aimée, en sorte que l'âme ne s'occupe plus volontiers ni du goût qu'elle peut y trouver, ni de la peine qu'elle en souffrirait si elle cessait d'aimer, ni de la récompense attachée à l'amour, ni de son amour même, mais uniquement de son bien-aimé » (Mémoire sur l'état passif). Ce désintéressement dans l'amour peut aller jusqu'à l'indifférence à son bonheur éternel. L'âme désire certes son bonheur éternel, mais ce n'est plus par désir du bonheur : c'est parce que telle est la volonté de Dieu sur elle. En sorte que si, par une « supposition impossible », Dieu pouvait vouloir la damner sans lui retirer son amour, cette âme préférerait la damnation à la privation de l'amour : l'enfer avec la volonté de Dieu, plutôt que le paradis sans elle. Fénelon ne dit pas que l'âme cesse de désirer son salut étemel. Bossuet fera comme s'il comprenait le contraire, accusant Fénelon de ruiner la deuxième vertu théologale : l'espérance
Le surlendemain de Noël 1695, Madame Guyon est arrêtée par la police royale. Elle passera huit ans en prison, dont cinq à la Bastille. La polémique publique qui se développa à partir des discussions d'Issy porta le débat sur la scène nationale. La querelle théologique devenait une affaire d'Etat. Pendant deux ans, Bossuet et Fénelon échangèrent leurs arguments par écrits et libelles interposés. Fénelon, se voyant perdu dans l'esprit du Roi, fit appel au Pape. Le 12 mars 1699, Innocent XII, cédant aux pressions diplomatiques, signait, à contrecoeur, le Bref Cum alias condamnant 23 propositions extraites de l'Explication des maximes des saints. Fénelon se soumit immédiatement. Les quinze années qu'il lui restait à vivre dans l'archevêché de Cambrai, où il avait été exilé, firent l'admiration de ses contemporains.
 

Echec à la mystique


La question de l'amour pur est la dernière forme qu'a prise la mystique dans le discours qu'elle a tenu sur elle-même. Fénelon a tenté de mettre en « système », comme il disait lui-même, l'amour. Ce fut un échec. Les raisons de cet échec appelleraient de long développements théologiques et philosophiques. On peut retenir d'abord que Fénelon a cherché à rendre compte d'une expérience en utilisant et en mélangeant les deux niveaux de langage à sa disposition : le registre théologique et le registre psychologique. Or aucun des deux registres n'est adéquat, et leur combinaison ne peut être qu'insatisfaisante
On peut retenir surtout que la tentative de Fénelon était vouée à l'échec parce qu'elle remettait en cause la nouvelle vision que l'homme était en train de se donner de lui-même et qui se manifestera au cours du siècle suivant : le siècle des Lumières. La grande question qui travaille tout le XVIIe siècle porte sur les rapports de la liberté de l'homme et de la grâce de Dieu. Derrière la querelle du jansénisme et la question de la prédestination, sur fond de montée du rationalisme, se profile la question à laquelle s'était attaqué saint Augustin : comment concevoir les rapports de la nature et de la grâce ? Comment se représenter l'action de Dieu en l'homme ? Comment concevoir une intervention de Dieu qui ne supprime pas la liberté de l'homme ? Les jésuites reprochaient aux jansénistes de faire de l'homme une marionnette dont Dieu tire toutes les ficelles : le jansénisme dissout la liberté de l'homme, puisque la grâce est toute-puissante. Les jansénistes reprochaient aux jésuites une vision exagérément optimiste de l'homme et de sa liberté, une vision en tout cas païenne (pélagienne ou stoïcienne), qui revenait à nier le rôle de la grâce Ainsi posé, le problème était, bien sûr, insoluble.
Fénelon, lui, posait le problème autrement, en termes de mystique, d'abandon à Dieu. Il cherchait à penser l'expérience que peut faire l'homme d'être mené, de parvenir à un degré de liberté à l'égard de lui-même tel que la question de savoir si c'est Dieu ou lui qui décide en lui ne se pose plus. Apparemment, il se range du côté de la toute-puissance de la grâce, du côté des jansénistes. Sa cause, en réalité, heurtait de front le rationalisme théologique qu'est au fond la doctrine janséniste. Il n'est donc pas étonnant que les jansénistes se soient immédiatement situés dans le camp des adversaires de Fénelon, aux côtés de leur ennemi juré, le Roi !
La montée du rationalisme, y compris dans l'Eglise, n'est pas seule à expliquer l'échec de Fénelon. Ce que celui-ci défendait, dans sa doctrine du pur amour, de l'amour purement désintéressé, c'est une certaine qualité d'« abandon » de soi, de radicalité dans la désappropriation de soi. Or une telle revendication n'était plus admissible au siècle de Corneille, de Descartes et de Louis XIV. « Je suis maître de moi comme de l'univers, je le suis, je veux l'être », répète l'homme en ce siècle où triomphent (croient triompher) le rationalisme la transparence à soi-même, la maîtrise de l'homme sur lui-même. L'expérience de Fénelon et, à travers lui, de Madame Guyon, expérience de la perte de soi et du renoncement aux dernières prétentions de l'ego, avait peu de chance d'être alors entendue.
En cette époque où le processus de sécularisation, de « désenchantement du monde » était déjà bien avancé, la tentative de Fénelon défiait trop de valeurs qui étaient en train d'acquérir les caractéristiques d'un nouveau sacré. Elle contestait notamment l'impérialisme de la raison raisonnante celui des absolutismes politiques, celui encore de la logique de l'utile qui commençait à envahir l'éthique et la religion elles-mêmes : la mystique de l'amour pur, de l'amour gratuit, s'opposait par trop aux règles du commerce triomphant, du profit, de l'échange, du « donnant-donnant », bref à l'utilitarisme qui imprégnait les moeurs. Avec le Bref Cum alias disparaît de l'histoire ce qui menaçait l'équilibre de la nouvelle culture : « Délivré des inquiétants paradoxes mystiques, l'homme européen pouvait entrer désormais dans l'âge des certitudes » 3.
 
***

Ce qu'ont valu, à leur tour, ces nouvelles certitudes, nous commençons à le mesurer. L'Université et l'intelligentsia françaises donnèrent longtemps raison, jusqu'en notre siècle, à Bossuet sur Fénelon. Il fallut attendre le XXe siècle et l'intuition du grand historien de la mystique que fut Henri Bremond pour que sonne l'heure de la réhabilitation (Apologie pour Fénelon, 1910). Notre époque à nous, marquée par la découverte de l'inconscient et par nombre d'expériences historiques ttaumatisantes, a vu le sujet humain débouté de trop de ses prétentions pour ne pas prêter une oreille attentive aux propos féneloniens et à l'« expérience » dont ils nous parlent.



1. Il faut savoir gré aux éditions Jérôme Millon de rééditer Madame Guyon et nombre d'auteurs mystiques, même si les garanties critiques souhaitables ne sont pas toujours réunies.
2. La synthèse la plus élaborée et la plus à jour est le long article « Quiétisme » du Dictionnaire de spiritualité (Beauchesne, t. 12, 1987, col 2756-2842). Dans la collection « Que sais-je ? », Le Quiétisme (PUF, 1973), dû à ) -R. Armogathe, rassemble les données essentielles Sur Fénelon et son aventure, on peut consulter, outre l'ouvrage de Cognet cité ci-dessus, les deux ouvrages de François Vanllon chez Aubier (1954) et au Seuil (1957).
3. Mino Bergamo, La science des saints Le discours mystique au XVII' siècle en France, Jérôme Millon, 1992, p 266