Il faut d'abord nommer ces huit visages dont les photographies quadrillent la couverture du volume. Tous ne sont pas catholiques, ni connus du grand public chrétien : Edith Stein, Marie de la Trinité, Adrienne von Speyr, Simone Weil, Teresa de Calcutta, Marie Noël, Etty Hillesum et Thérèse de Lisieux. De brèves notices biographiques, en fin de volume, fournissent l'information indispensable au lecteur qui ne serait pas familier de ces femmes, ni de leurs écrits.

Car ce que scrute ici le spécialiste de la mystique moderne, responsable avec Audrey Fella du dictionnaire Les femmes mystiques (Robert Laffont, « Bouquins », 2013), ce n'est pas tant la « spiritualité » propre à chacune d'elles, ni le détail de leur itinéraire, que l'expérience, commune à toutes, mais différemment vécue, de ce que la tradition appelle « la nuit ».

Depuis la rencontre inaugurale de Moïse avec Dieu au sommet du Sinaï, en effet, il semble que l'expérience de Dieu soit indissociable d'une forme de ténèbre. Ténèbre transitoire ou indépassable ? « Nuit obscure » ou « ténèbre lumineuse » ? Obscurité par défaut ou par excès de lumière ? Multiples sont, dans la tradition chrétienne, pour ne parler que d'elle, les variantes de ces passages par le non-voir, le non-savoir, le non-sentir, le non-vouloir auxquels doit consentir l'âme enamourée ou en quête de l'objet de son désir.

Chacune des femmes ici passées en revue a eu sa manière à elle d'affronter cette expérience de frustration radicale, préalable à la rencontre de Dieu ou coextensive à elle. L'auteur excelle à suggérer ce que l'épreuve peut devoir à la conjoncture historique, au milieu de naissance, aux accidents de la vie, aux pressions d'un entourage, aux particularités d'un tempérament, sans prétendre pour autant résoudre l'énigme que présente chaque destinée ni classifier chaque forme de nuit au sein d'une symptomatologie générale.

Dieu est d'abord quelqu'un que l'on subit, que l'on « souffre », au double sens du verbe latin pati, qui a donné aussi bien « passion » que « passivité ». Il vient à l'homme tel qu'il est. Si celui-ci l'accepte, il le reçoit et le perçoit à travers le prisme de sa personnalité, à nulle autre seconde. Une vocation contrariée, dans le cas de Marie de la Trinité ; d'extraordinaires dons de « voyance théologique », chez Adrienne, dont Hans Urs von Balthasar s'est fait le scribe fasciné ; la conjoncture créée par la Shoah, pour Simone Weil, Edith Stein et Etty Hillesum : autant de circonstances qui vont qualifier différemment l'épreuve de Dieu et celle de la nuit.

L'auteur ne craint pas de convoquer les ressources de sa vaste culture historique, littéraire et musicale autant que théologique et philosophique pour faire valoir ce que chaque expérience a de particulier en même temps que de commun avec les autres, au risque de submerger parfois le lecteur sous le chatoiement des rapprochements, des allusions et des références.

Il est trop subtil et sensible à la diversité des expériences pour proposer une théorie ou une théologie de la nuit. Car ce que l'épreuve de la nuit met à mal précisément, ce sont toutes les tentatives de dogmatisation ou de qualification métaphysique de l'expérience dans sa radicalité. Il souligne bien cependant, comme l'avait fait Maurice Bellet à propos de Thérèse de Lisieux, la différence entre la nuit des « anciens », celle dont parle Jean de la Croix par exemple, et la nuit qu'évoquent les « modernes », Thérèse de Lisieux ou Marie de la Trinité par exemple. La nuit, chez celles-ci, n'obscurcit pas seulement le chemin, mais c'est « Dieu » lui-même qui s'abîme dans la ténèbre, qui semble s'absenter définitivement. Qu'y a-t-il, au fond du fond, « Dieu » ou « le néant », comme a pu être tentée de le croire Thérèse de Lisieux ? La nuit semble être devenue athée. La Shoah est passée par là.

On peut dès lors, à la suite de Maurice Blanchot, appeler « autre nuit » celle qu'expérimente l'homme moderne : pas seulement la nuit à laquelle exposent le consumérisme ou le burn-out, mais la nuit du « désastre », comme dit Blanchot, nuit désertée par les astres, nuit du désenchantement radical, nuit définitivement privée d'étoiles, de sens. Nuit absolument opaque, impensable, irrécupérable.

À cette « autre nuit », qui ne débouche sur rien, la « coda » sur laquelle s'achève le livre oppose la nuit du mystère. S'il n'est plus possible de parler de Dieu comme de l'Infini ou de l'Absolu encore pensables par les philosophes, si Dieu échappe définitivement à la métaphysique, il ne peut plus dès lors être reconnu que comme Dieu caché, Dieu « furtif » (selon Jean-Louis Chrétien). Corrélativement, face à la violence et à la douleur subies par autrui, « l'active passivité » de l'agapè fait sortir de soi et des stériles ressassements. La conscience de n'être rien, à peine un grain de sable, n'empêche pas une Etty Hillesum, une Thérèse de Lisieux, une Teresa ou une Marie Noël d'entrer dans le grand mouvement de compassion dans lequel s'inscrit l'Incarnation. C'est le faire qui compte, plus que le goûter – un faire paradoxal, dépouillé de toute recherche de mérite ou d'efficacité, un « désœuvrement ».

On aura compris qu'au-delà des subtiles distinctions des docteurs de la vie mystique, c'est la question de Dieu et celle de la foi – la foi comme nuit – qui se trouve posée à nouveaux frais.