Matériellement, je ne suis pas touchée par la crise. Ou si peu : le prix des aliments a augmenté, la consommation qui excède un café sur une terrasse d’un bistrot parisien devient un petit luxe. Mais étant religieuse et vivant dans une communauté qui subvient à ses besoins par le travail de ses membres, je perçois combien je suis protégée. Le risque est grand de passer à côté de la souffrance et de l’angoisse de beaucoup d’autres, de différer le moment de choix concrets. La crise, de ce point de vue, me met face à deux immenses défis.
Deux défis
Être des ponts entre pauvres et puissants
Premièrement, pour moi comme pour beaucoup d’autres Français de classe moyenne ou aisée, la crise financière est à la fois présente et lointaine : présente, parce que je sais, par exemple, que notre congrégation a perdu de l’argent placé dans différents fonds d’investissement ; ou encore qu’en France, 13,4% de la population vit sous le seuil de pauvreté et que le nombre de personnes aidées par les banques alimentaires a augmenté de 16% entre juin 2008 et juin 2009 ; parce que j’entends parler des ménages surendettés américains ayant dû quitter leur maison ou encore des retraités de fonds de pension sans ressources ; parce que tel ami, petit entrepreneur, n’obtient plus de crédit et est menacé de fermer boutique ou parce que tel autre, opérateur financier dans une banque, a été licencié ; parce que mon travail comme chercheur sur la responsabilité des entreprises pétrolières au Nigeria me permet de mesurer quelques effets désastreux du système économique mondialisé sur les populations vulnérables.
Toutefois, la crise demeure lointaine au sens où les ordres de grandeurs en cause – que l’on parle des mouvements de capitaux ou des bonus des traders – n’ont rien à voir avec les réalités quotidiennes ; au sens où les médias nous annoncent déjà l’après-crise ; au sens, enfin, où je ne suis pas directement menacée. Ceci est bien l’expression du fossé qui s’est creusé entre les gagnants et les perdants du système financier actionnarial, entre les riches et les pauvres à l’intérieur de nos sociétés depuis plusieurs décennies. J’ai beau avoir fait voeu de suivre le Christ pauvre, je me sens, à bien des égards, du côté des riches. Et mes privilèges sont souvent pour moi occasion de malaise.
Dès lors, le défi est celui, spirituel, d’un engagement volontaire, concret, afin de regarder la réalité avec les yeux des plus démunis, de me rendre plus consciente et plus solidaire de ce que vivent des millions de personnes autour de moi et dans tant d’autres pays, et de lutter contre les structures injustes, en faisant des ponts. À mes yeux, en effet, il est important que les religieux à la fois oeuvrent aux côtés des plus pauvres et entrent en dialogue avec les puissants afin de susciter et d’accompagner les transformations nécessaires pour réduire les inégalités, traiter...
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