Les notes que l’on va lire proviennent de conversations que Gonçalves Da Cãmara a eues à Rome en 1555 avec Ignace de Loyola, un an avant sa mort. Le jeune Portugais avait été nommé depuis quelques mois « ministre » (administrateur) de la résidence du fondateur de la Compagnie de Jésus, résidence importante où séjournaient les novices comme les missionnaires de passage. Tenu de voir quotidiennement Ignace pour régler les affaires courantes, Gonçalves Da Cãmara, conscient du privilège qui lui était accordé, décida de dresser le portrait d’Ignace au quotidien, et notamment, comme ici, durant les repas.
 
Pour revenir à notre père Ignace, tous ceux qui l’approchaient étaient stupéfaits de la grande mortification qu’il manifestait pour sa nourriture ; car non seulement il ne vantait ce qu’il mangeait ou n’y faisait fête ni pendant ni après le repas, mais il ne manifestait même pas le moindre signe qu’il goûtât ces choses, pour excellentes qu’elles fussent ; parfois seulement, une fois sorti de table, si ses compagnons parlaient sur ce sujet, il disait ce simple mot : « Cela m’allait bien. » De même, si ce qu’on mettait sur la table était mal préparé, avait trop de sel ou pas du tout, ou encore pouvait bien être de nature à porter préjudice à sa santé, il ne se laissait pas aller pour autant à déprécier ou à se plaindre, ni dans son attitude ni dans ses paroles, tout le temps que durait le repas ; mais, le repas fini, il donnait une pénitence à Jean-Baptiste, qui était cuisinier, pour exercer sa grande vertu […].
 
Et comme son estomac ne supportait rien d’acide, on lui apportait un peu de vin doux sur l’ordre du médecin ; et bien que, très souvent, ce vin, par suite d’un mauvais traitement, fût fort acide, le père le buvait cependant sans rien dire ni manifester ; et, une fois sorti de table, il appelait le frère qui en était chargé et il l’avertissait en disant : « Le vin aujourd’hui était un peu acide. » Cela était tel que, dans ce domaine, il semblait assurément avoir perdu la faculté de sentir. C’est ainsi que, durant tout le temps que je fus à Rome, je ne me rappelle pas qu’il ait jamais ordonné qu’on lui fît telle chose à manger, ni qu’il ait jamais manifesté de quelle façon il lui plairait que fût préparé ce qu’il mangeait. Et le régal que nous lui procurions parfois, c’était de lui donner quatre châtaignes grillées, car, comme c’était là un produit de son pays, et qui l’avait nourri, il semblait qu’il y prît plaisir.
Il avait une autre habitude : jamais, à table, il ne disait à aucun convive de manger, ni n’offrait à aucun quoi que ce fût. Bien qu’il mangeât peu, comme je l’ai dit, jamais pourtant il n’achevait de manger avant ses convives ; et, pour cela, il avait coutume de prendre un tout petit peu de pain et de le conserver, en détachant parcelle après parcelle et le mangeant très lentement à quantités si menues, tout en s’aidant de l’entretien et de la conversation de la table, qu’en fin de compte il terminait en même temps que tous et semblait avoir mangé sans interruption. À tel point que parfois, alors qu’on en était déjà à la fin du repas, s’il survenait quelque personne du dehors, de celles que le père invitait habituellement à faire pénitence, le père la faisait asseoir et continuait ainsi avec ses petits morceaux de pain en même temps que celui qui commençait à manger, et il n’achevait lui-même que lorsque l’autre achevait.
 
À l’écoute des autres
Comme il gardait lui-même une grande modestie dans sa façon de manger, il voulut aussi que, sur ce point, nul de la Compagnie n’eût rien qui se pût remarquer. À sa table mangeait un père des plus anciens, qui faisait en buvant certain mouvement peu édifiant ; je me rappelle qu’une fois notre père me dit : « Ponce vient de venir et m’a dit que N. avait telle façon de boire. Pour ma part, cela fait longtemps que je l’ai remarqué ; et, pensant que les autres ne s’en apercevraient pas, je ne l’ai pas averti ; mais maintenant, puisque d’autres le remarquent, je l’avertirai. » Et ainsi fit-il.
À table, notre père écoutait ce que les autres disaient, plus qu’il ne parlait lui-même ; et les conversations que l’on tenait n’étaient point des choses ayant de l’importance ou réclamant grande réflexion ; les pères lui racontaient plutôt ce qui se passait alors soit en Italie soit dans les autres pays, détails qui pourraient servir pour le bon gouvernement de la Compagnie et autres choses pieuses et divertissantes, dont certaines sont rapportées dans ce dossier. Et dans telle ou telle de ces conversations familières, notre père montrait qu’il n’était pas du tout triste et sombre, mais gardait la joie et l’aisance religieuse bien ordonnées, en même temps que la gravité et la prudence coutumières : c’est ainsi que, sans manquer à aucune de ces vertus, il applaudissait parfois à ce que les autres disaient ou faisaient avec modestie et de façon amusante.
La table, quoique pauvre, comme je l’ai dit, était pourtant très propre en tout.
Nous étions, un jour, quelques pères de la maison à dîner sans notre père ; nous n’avions eu pour lors rien d’autre que deux ou trois œufs pour chacun ; sur quoi, le frère qui servait nous présenta, sur un plat, pour servir de cure-dents, des bâtonnets couverts de vin et de feuilles de sauge ; et l’un de nous de lui dire : « Vous apportez donc des cure-dents lors même que l’on n’a pas eu de quoi rendre les dents sales ? » Cette réplique plut à notre père quand, plus tard, on la lui raconta.
 
Le sermon au réfectoire et les lamproies du cardinal
Le gouverneur de La Goulette réclamait à notre père un prédicateur pour cette citadelle. La Maison n’offrait guère de possibilités pour cela ; pourtant le Père Polanco estimait qu’il suffirait du Père Mendoza, qui était alors à Rome ; il le proposa à notre père, mais celui-ci ne voulut pas qu’il y allât sans que nous eussions d’abord entendu ce père à la maison et donné ensuite notre avis ; à cet effet, il le fit prêcher au réfectoire. À l’époque, j’étais encore depuis peu à Rome ; et, quoique je dînasse à la table de notre père, cependant, pour entendre la prédication, le Père Polanco m’amena au réfectoire ; nous étions tous deux côte à côte pour écouter et le Père Polanco, qui souhaitait me voir satisfait du prédicateur, ne faisait que me pousser du coude et me demander : « Qu’en pense Votre Révérence ? Ira-t-il à La Goulette ? Ira-t-il à La Goulette ? » Et moi, pour ne pas le décevoir en disant ce que je pensais, je gardai le silence à plusieurs reprises, jusqu’au moment où, pressé par tant de questions, je lui répondis : « Il ira, père, s’il trouve un bon bateau. » Le Père Polanco raconta plus tard cette histoire à notre père, qui se plut beaucoup à l’entendre.
Un jour que le Père Ponce, alors procureur de la Maison, dînait avec notre père, il vint à dire d’une manière drôle qu’un cardinal, chez qui il était allé déjeuner, lui avait servi des lamproies. Il était d’un naturel un peu avare et notre père désirait le mortifier au plus profond de ce penchant et le perfectionner dans la charité fraternelle ; aussi lui répliqua-t-il : « Vous trouvez donc bien que vous, vous mangiez des lamproies et que les frères n’aient que des sardines à manger ? Eh bien, vous irez chercher des lamproies pour que tous les frères en mangent. » Il se mit à barguigner et à gémir sur le manque d’argent ; mais notre père ne voulut pas démordre de ce qu’il avait dit, et cela pendant plusieurs jours, durant lesquels il le laissa dans cette affliction et cette mortification ; cependant, comme il voulait arriver à cela seulement, et non pas à ce que nous eussions des lamproies à manger, il ne permit pas, en fin de compte, qu’on les achetât.
 
Le choix de ces sept verbes ou actes – avoir faim, partager la table, se souvenir, remettre, anticiper, « avaler Jésus » et bénir – s’est fait en regardant ce qui dans la célébration de l’eucharistie apparaît rappelé, représenté, dit et reçu, et qui peut configurer la vie de ceux qui y participent. En réalité, plus que d’« accès », il faudrait parler de « circularité », car essayer de vivre ces verbes nous fait pénétrer dans l’eucharistie, même si le mystère que nous célébrons ici nous incite à les vivre dans notre existence quotidienne.
 
Avoir faim
Dans une très nombreuse assemblée de religieuses, au cœur d’une maison en pleine campagne, un évêque célèbre l’eucharistie. Tout était d’une extrême solennité. Les rubriques de la cérémonie étaient scrupuleusement observées et l’homélie traitait de l’Église une, sainte, catholique et apostolique, à raison de dix minutes par adjectif. Dans le jardin, les oiseaux piaillaient en s’installant dans les arbres à la tombée du jour, et je me suis mise à penser que si Jésus avait été assis parmi les fidèles en bon laïc qu’il était, il se serait sans doute levé et aurait proposé à l’évêque avec beaucoup de respect s’il n’aurait pas l’amabilité de se taire un petit moment afin que tout le monde écoute les oiseaux. Cela m’inonda de consolation, qui atteignit son comble lorsqu’à l’offertoire le servant de messe trébucha, bouscula le calice, renversa le vin, et l’agitation que cela provoqua fit que cela commença à vraiment ressembler à un repas.