L'écoute est la voie pour rejoindre la vie intérieure. Et nous assistons à une évolution majeure des représentations et des manifestations sociales de notre intériorité. Notre façon d'écouter ne peut qu'en être interrogée. En effet, nous n'avons pas collectivement et depuis bien longtemps autant été fascinés par les questions sur l'intériorité, autrement dit les sujets « psy ». Développement personnel, spiritualités orientales, religiosité laïque, méditation thérapeutique, stages de guérison intérieure, séminaires de valorisation des ressources mentales… l'offre sur l'intériorité ne manque pas. Elle répond à notre fascination pour tout ce qui touche au mystère de notre personne. Le « connais-toi toi-même », inscrit sur le fronton du temple de Delphes, est toujours d'actualité ! Ce mouvement, non dépourvu d'ambiguïtés, dit en tout cas une vérité : ce qui est essentiel pour notre vie, notre destinée, nos choix fondamentaux, ce qui nous engage personnellement, amoureusement, socialement, nos convictions éthiques et morales, nos espérances… tout ça se joue dans notre vie intérieure.

Parallèlement, la souffrance « psy » explose. En témoignent le nombre de dépressions, le taux de suicides, l'augmentation des addictions, la consommation de psychotropes, les burn-out… Notre intériorité souffre ! Et avec une telle ampleur que le sujet n'est plus de l'ordre du confort intérieur mais de celui de la santé publique. Pendant longtemps, la priorité a été donnée aux maladies physiques. L'évolution de nos sociétés nous commande d'élargir ce souci à la souffrance de nos âmes, qui sera « la » maladie du XXIsiècle. D'autant plus qu'à ce jour, aucune réponse psychothérapeutique ou pharmacologique n'a permis de la « guérir ».

Si soigner le « psy » est de l'ordre de la santé publique, alors la science est requise. Il serait plus juste de dire « les » sciences. En effet, le « psy », c'est de la biologie et de la psychologie, mais aussi de la philosophie. Il n'est que de voir récemment comment la méditation de pleine conscience a rejoint l'arsenal thérapeutique dans les tableaux anxio-dépressifs, alors que (ou parce que) elle se réfère à une version laïcisée du bouddhisme. Avec plus de recul, il est intéressant de considérer toute l'histoire de la médecine et de constater que les approches diagnostiques et thérapeutiques se sont toujours référées à une vision particulière de l'homme, une anthropologie comme disent les spécialistes. Que soigne-t-on, qui soigne-t-on : un corps machine, un corps pensant, un paquet de cellules, un être qu'on ne peut réduire à sa biologie, une personne spirituelle ?

Biologie, psychologie, philosophie, spiritualité sont donc à mobiliser pour traiter de « psy et d'intériorité » et donc d'écoute. Mais l'entreprise est délicate. Délicate car les mots sont piégés, ils renvoient à des cultures, des histoires, des traditions diverses, des fantasmes aussi parfois ; voire des blessures, qui appellent respect, nuance et humilité. Délicate aussi car notre intériorité nous demeure pour l'essentiel mystérieuse. Qui peut dire ce qu'est notre vie intérieure, notre intériorité, ce qui se donne à être écouté ? C'est du psychologique, du spirituel, un peu des deux ? Notre conscience, nos émotions, nos sentiments, nos pensées, nos états d'âme, ça relève de quoi ? Tout nous paraît parfois si confus et nos catégories habituelles parfois bien limitées… et à juste titre : l'homme est si complexe ! Certaines de nos difficultés psychologiques puisent-elles leur source dans le registre spirituel ou dans nos gènes ? Inversement, certaines pathologies psychiques ou biologiques ne conditionnent-elles pas nos conceptions spirituelles ? L'un est-il exclusif de l'autre ?

Des demandes d'écoute qui évoluent

De ma place de psychanalyste, de thérapeute et plus largement d'accompagnant, auprès de laïcs, de religieux ou religieuses et de prêtres, j'identifie schématiquement quatre natures de demandes. Cette typologie ne prétend pas à l'exhaustivité mais a pour objectif de faciliter la réflexion. D'abord, les demandes renvoyant à un symptôme particulier : une phobie, une addiction très invalidante, une dépression majeure, des difficultés conjugales graves… Elles se situent dans un registre à dominante psychopathologique, appelant une intervention psychothérapeutique et parfois de la pharmacologie. Ensuite, les demandes de soutien. Elles concernent des situations difficiles à traverser, comme l'annonce d'une maladie grave, la mort d'un proche, un événement de vie douloureux. Elles mobiliseront une écoute empathique et soutenante. Puis viennent des demandes de développement personnel. Il s'agit de vivre des expériences considérées comme spirituelles, de s'engager dans une démarche de quête de sens et d'intériorité. On est là davantage dans l'ordre du bien-être et de la « zénitude » (cette expression n'a ici rien d'ironique) intérieurs. Elles sont souvent prises en compte par les coaches ou des personnes se positionnant comme des guides spirituels aconfessionnels. Et, enfin, les demandes explicitement confessantes : apprendre à prier, trouver Dieu dans sa vie, connaître la volonté du Père pour un choix important en seront quelques exemples. Elles seront adressées par des personnes, prêtres, religieux ou laïcs, formées à l'accompagnement spirituel.

Ces catégories ne sont pas hermétiques. Un accompagnement de type « soutien » peut amener à un travail de nature « psy ». Une démarche de « développement personnel laïc » peut se prolonger dans un chemin spirituel confessant. Et les combinatoires, sans être infinies, sont multiples !

Ce qui est significatif, c'est la montée en charge importante, d'une part, des demandes de la catégorie « psy » s'adressant donc à des professionnels de la santé mentale et, d'autre part, de celles de type « développement personnel », tournées vers des opérateurs s'inscrivant dans l'espace situé entre la psychopathologie et le religieux. Cette tendance au développement de ces deux types de demandes va aller s'accentuant. D'une part, toutes les études épidémiologiques projettent une augmentation de la prévalence des troubles « psy », notamment dépression, anxiété, addictions, hyperactivités… D'autre part, la sécularisation et la déchristianisation de la société entraîneront une diminution du nombre de sollicitations explicitement religieuses, au profit des demandes de développement personnel aconfessionnelles.

Des propositions d'accompagnement inédites

En écho avec ces différentes catégories de demandes, les propositions d'accompagnement, et plus seulement d'écoute, ont évolué et se sont considérablement diversifiées. Et, selon les uns ou les autres, elles sont considérées comme une technique de guérison, une pratique d'introspection, une méthode scientifique ou bien encore une philosophie.

Longtemps, le paysage a été binaire : le psy d'un côté, le spi ou religieux de l'autre. Les demandes « psy » étaient prises en charge par le courant psychothérapeutique majoritaire, la psychanalyse et les thérapies d'inspiration analytique ; et, pour ce qui était de l'ordre du soutien ou du « spi », les prêtres et retraites chrétiennes assuraient le service. Cet environnement binaire s'est complexifié, à la fois du fait de la sécularisation de la société et de l'apparition de nouveaux courants psychothérapeutiques. Les approches dites thérapies cognitivo-comportementales (TCC) ont ainsi pris une place de plus en plus importante.

Trois vagues se succéderont dans cette approche des TCC. La première vague, dite de la thérapie comportementale, qui date des années 1950, est axée sur le déconditionnement du comportement symptomatique. Il va se produire par une désensibilisation du patient vis-à-vis de son symptôme. À cette fin, le sujet est exposé graduellement, en imagination ou dans la réalité, à la situation qui l'angoisse. La deuxième vague, dite des thérapies cognitivo-comportementales, date des années 1970. Elle est orientée sur les croyances et les émotions. S'inscrivant dans la suite du « behaviorisme », elles reposent sur l'apprentissage de nouveaux schémas cognitifs. Leur cible est l'apprentissage d'une meilleure gestion de l'« ici et maintenant ». L'action thérapeutique intervient aux niveaux comportemental, cognitif et émotionnel. Les indications possibles sont tout particulièrement les phobies, les troubles obsessionnels compulsifs et certaines formes de dépression. La troisième vague des TCC est apparue dans les années 1990. Ces thérapies, dites émotionnelles, mettent davantage l'accent sur l'acceptation et l'expérience. Deux d'entre elles suscitent un intérêt particulier : la thérapie d'acceptation et d'engagement (ACT) et la thérapie basée sur la méditation de pleine conscience (mindfulness-based therapy ou MBT). L'ACT, née en 1999, vise à restaurer la capacité à pouvoir engager des actions importantes pour soi, même en présence de pensées négatives, d'émotions menaçantes, de souvenirs traumatiques ou de sensations douloureuses. Elle mobilise tout particulièrement le retour au moment présent et les valeurs essentielles pour soi (dimension du sens). La thérapie basée sur la pleine conscience (MBT) a été « inventée », il serait plus juste de dire « mise en forme », par Jon Kabat-Zinn en 2003. Il définit la pleine conscience comme un état de conscience qui résulte du fait de porter son attention intentionnellement sur l'expérience qui se déploie au moment présent, sans la juger. Cette attitude de non-jugement permet d'accueillir toutes les facettes de l'expérience présente, qu'elle soit agréable ou non, sans filtre (on prend ce qui vient) et sans attente (on ne cherche rien de précis), et de l'explorer comme elle est, de façon bienveillante. C'est une pratique de l'attention et de la vigilance. Elle cherche davantage à observer et à éprouver, plus qu'à comprendre et verbaliser. Deux programmes spécifiques ont été codifiés : le MBSR (Mindfulness Based Stress Reduction, « réduction du stress basée sur la pleine conscience »), indiqué pour la réduction du stress et des états douloureux chroniques ; et le MBCT (Mindfulness-Based Cognitive Therapy, « thérapie cognitive basée sur la pleine conscience »), destiné à prévenir les rechutes dépressives.

Ce qui est significatif au travers de ces deux approches, c'est l'engouement actuel pour la méditation dans le champ de la psychothérapie. Cantonnée aux environnements religieux pendant des millénaires, la méditation est devenue un outil du développement personnel dans les années 1960, puis elle est entrée dans le champ de la recherche médicale dans les années 1980. Elle permet de développer une conscience de l'instant présent (c'est la « pleine conscience ») par l'écoute de ses sensations corporelles. Dans le cadre d'une psychothérapie, c'est un outil qui permet d'apprendre aux patients à mettre à distance leurs pensées négatives, à les considérer comme de simples événements mentaux et non comme des « vérités », afin de ne pas s'enfermer dans des ruminations en boucle (Qu'est-ce qui ne va pas chez moi ? Pourquoi je ne réussis jamais ?), à l'origine de la spirale dépressive. De plus en plus, les modèles de compréhension de la souffrance psychique qui sont en vogue sont associés aux enseignements du Bouddha, selon lesquels l'acceptation de la souffrance est le premier pas vers la sérénité. Même si les psys qui la proposent disent s'intéresser seulement à son apport thérapeutique, la pratique de la méditation est régulièrement qualifiée de « spirituelle » car elle permet un autre rapport au monde et aux autres1.

De ces (trop) rapides observations, il en ressort que l'évolution la plus marquante est que les accompagnements proposés aujourd'hui ont (au moins) deux caractéristiques : elles sont extensives et synthétiques. Extensives, car elles sont destinées à guérir, mais aussi à prévenir le mal-être et à construire le bonheur individuel. Synthétiques, car elles s'appuient sur un cocktail d'approches permettant de théoriser une spiritualité laïque fondamentalement optimiste, au service d'un progrès individuel.

La perméabilité entre les catégories de demandes a été soulignée. Du côté des accompagnements, il apparaît que les frontières entre les versants thérapeutique, développement personnel et spirituel sont de plus en plus poreuses. Autrement dit, les nouvelles approches psychothérapeutiques sont de plus en plus mobilisées vers la recherche de sagesse et le développement d'une spiritualité dite laïque qui s'accommode très bien d'un bouddhisme sécularisé à l'occidentale.

Le champ de la sagesse à investir

Le fait le plus marquant est donc la montée des demandes situées entre le psychopathologique, d'une part, et l'explicitement religieux, d'autre part. À y regarder de plus près, cette émergence correspond à l'épidémiologie des maladies actuelles de l'intériorité : tendances addictives au travail ou aux écrans, hyperactivité, souffrance psychique, mal-être, perte de sens, épuisement professionnel, distraction permanente… Ces troubles sont considérés par de nombreux auteurs, scientifiques ou sociologues, non pas comme des troubles mentaux stricto sensu mais comme des maladies de civilisation ou des troubles existentiels, c'est-à-dire en rapport avec nos modes de vies et nos comportements. Ils correspondent précisément à ce que le christianisme des premiers siècles avait identifié comme étant des maladies d'origine spirituelle, c'est-à-dire mobilisant en partie la volonté profonde et pas seulement liés à des déterminismes génétiques, psychologiques ou culturels. À l'époque, on parlait de maladies de l'avidité, d'acédie (tristesse spirituelle), de phylargie (désir d'acquérir), de narcissisme… Et, pour ces maladies, qu'ils distinguaient bien des pathologies mentales ou somatiques, les Pères du désert conseillaient des thérapeutiques de l'ordre d'une sagesse de vie. Cette sagesse est en vérité la recherche essentielle de nos contemporains, qu'il s'agit d'entendre et d'accompagner. Dans la tradition chrétienne, elle s'appuie sur un trépied : la juste mesure (on parle aujourd'hui de sobriété), l'exercice concret de la charité (retraduite de nos jours en solidarité, compassion ou bienveillance) et la méditation (dont c'est le grand retour).

On assiste en fait au grand retour des maladies d'origine spirituelle telles que décrites par les Anciens, situées entre les pathologies mentales et la recherche explicite de Dieu. Et, sous un certain angle, tout le champ du développement personnel et de la spiritualité laïque peut s'interpréter comme une quête de sagesse, une recherche des conditions de la vie bonne, qui passe par une meilleure connaissance de soi, de ses fonctionnements et de son environnement. J'entends parfois, pour ne pas dire souvent, de la part de certains chrétiens engagés, des propos assez dénigrants sur ce mouvement. Trop narcissique ? Sans ouverture à Dieu ? Possiblement. Mais alors faisons en sorte de proposer une écoute qui décentre et ouvre à « un plus grand que soi ». Le christianisme est fondé sur la résurrection du Christ. Il est rendu vivant par une relation avec Dieu trinitaire. Il est aussi, et de façon pragmatique et incarnée, une sagesse et un mode de vie que la Tradition des premiers siècles a élaborés. Dans une perspective de foi, cette sagesse chrétienne a pour fonction de nous disposer à accueillir la grâce de Dieu dans le présent de nos vies. Ce faisant, elle participe à notre croissance intérieure et au développement de notre personne. C'est cette expérience, d'abord non confessante, que cherchent beaucoup de nos contemporains. À cantonner la proposition chrétienne au seul registre de la foi, ils se tourneront toujours plus vers d'autres sagesses. N'y a-t-il pas à répondre à ces demandes de développement personnel et de spiritualité aconfessionnelle, avec les « outils » non confessants de la tradition chrétienne ? Les Pères nous enseignent que cela passe par l'écoute, mais aussi par l'expérience du jeûne (numérique ?), de la juste mesure (du travail, par exemple), du silence (et de ce qui s'y dit), de l'ancrage (dans le sol et le ciel), de la contemplation (de la nature ?), de la garde des pensées (être attentif à ne pas se laisser embarquer par mon cinéma intérieur), de la bonté (pour se décentrer).

Cette demande nouvelle, de l'ordre d'une sagesse de vie non confessante, vient interpeller l'affirmation cent fois entendue : « Il ne faut pas mélanger le psy et le spi. » Elle est anthropologiquement fondée : les ordres du corps, du psychique et du spirituel sont distincts. Elle est opérante et justifiée quand la demande est soit de nature psychologique ou mentale, soit de nature explicitement religieuse. Mais qu'en est-il pour toutes ces demandes émergentes, situées entre ces deux registres, dites de développement personnel ou de spiritualité aconfessionnelle ? Combien de personnes ai-je reçues, ballottées d'un prêtre, ne se sentant compétent que pour des demandes explicitement religieuses, à un psy, ne s'estimant légitime que pour des troubles psychiques, et réciproquement ? Pour le dire de façon triviale, il me semble qu'il y a parfois aujourd'hui un « trou dans la raquette » dans nos représentations d'écoute et d'accompagnement. Si des troubles psy nécessitent une écoute psy et une demande religieuse un accompagnement spirituel sans confusion des registres, les nouvelles demandes de type « sagesse » nécessitent de prendre la personne dans sa globalité et de l'accompagner vers une vie bonne, plus équilibrée et ouverte vers la source qui lui donne la Vie, par des moyens simples – apprentissage de la sobriété, encouragement à l'ouverture à l'autre et expérience des pratiques méditatives et contemplatives – qui ne sont ni psy ni spi mais qui nous ouvrent à notre humanité profonde. Dieu y fait sa demeure.

1 Qui voudrait entrer plus avant dans ces nouvelles manières d'écouter pourra avec fruit lire, de Jon Kabat-Zinn, Au cœur de la tourmente, la pleine conscience : MBSR, la réduction du stress basée sur la mindfulness (De Boeck, « Carrefour des psychothérapies », 2009) et, de Christophe André, La vie intérieure (L'Iconoclaste, 2018), ou consulter les sites du Petit Bambou (www.petitbambou.com) ou du mensuel Psychologies (www.psychologies.com).