Vingt ans ont passé, mais tu auras toujours vingt ans, « vingt ans pour l’éternité, devant l’Éternel. Qu’il existe ou non, l’Éternel ce sera toujours cet enfant-là » (Marguerite Duras, si douloureuse). Cette phrase, je l’ai recopiée dans mon carnet le jour où Fabrice s’est suicidé, dix ans après toi. Il avait ton âge. Il était mon élève quand tu es morte. Quelques années plus tard, il était devenu prêtre et exerçait son ministère là même où j’avais commencé le mien. Un jour, on l’a trouvé asphyxié dans sa voiture au fond d’un garage qui avait été le mien. Fabrice n’était que sourire, comme toi.
Je viens de relire cette lettre que j’avais écrite quelques mois après ta mort dans mes nuits d’insomnie et de larmes. Je ne l’avais donnée à lire qu’à de rares amis, pour regretter ensuite d’avoir fait peser sur eux le poids de ma douleur. Était-ce pour m’en délivrer ou pour attirer sur moi l’excès de leur compassion ? Je réalise aujourd’hui que mon pathos a dû submerger les paroles qu’ils auraient pu encore me dire. Seule A. m’a dit avoir, dans mes mots, retrouvé avec joie cette douleur qui lui parlait de toi. Je m’en suis voulu de m’être en quelque sorte approprié ta mort, d’en avoir fait ma souffrance à moi, comme pour oublier ce qu’avait été la tienne.
Il n’aurait pas fallu que je lise et relise jusqu’à m’en vriller le coeur les dernières phrases que tu avais écrites sur des feuillets épars, ces poèmes insupportables de violence et de sentiments injustifiés d’indignité, de honte, d’échec. Et cette page arrachée à un cahier, couverte d’une litanie de « Je me déteste » qui au bout de quelques lignes se transforment en « Je me déleste ». Ce que tu fis en te jetant du sixième étage de l’immeuble voisin.
Maintenant que le temps a passé, j’en ai fini de griffer ma blessure. Le souvenir intact de ton visage ne me parle plus de ta mort mais de l’émerveillement que fut ta naissance pour l’adolescent de quatorze ans que j’étais. Je l’ai apprise au téléphone dans une pension de famille du côté d’Aix-la-Chapelle où notre père nous avait expédiés, mes soeurs et moi, pour le temps où maman serait à la maternité. C’était à la fin du mois d’août, quelques semaines avant la rentrée des classes. Comme j’étais toujours pensionnaire au Petit Séminaire, il m’a fallu attendre les congés scolaires pour t’apprivoiser. Rapidement j’ai su te baigner et te langer. Je pilotais ton landau comme une Formule 1. Dès que tu as su marcher, pour toi j’ai inventé les jeux les plus excentriques. Et dès que tu as su parler, je t’ai appris des mots latins qui te faisaient rire quand tu les prononçais. Plus tard, quand il m’arrivait d’être là pendant l’année scolaire, à l’heure où tu enfilais ton manteau pour partir à l’école, depuis ma chambre je t’entendais chanter à cent à l’heure une prière du matin qu’on avait dû t’apprendre au catéchisme :
Bonjour, Jésus, voici mon coeur
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